Denis Bogros
(1927-2005)

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Les chevaux des Arabes
(1978)

Chapitre 4
Regard sur l'histoire de la Nation arabe.
La création du cheval arabe*

Le principe conquérant de l'islamisme,
cette pensée que le monde doit devenir musulman,
est une pensée d'Omar.
ERNEST RENAN
« Mahomet et les origines de l'Islamisme »


*Ecrit de cette façon, le mot arabe est un adjectif qualificatif.
Associé au mot cheval, il signifie : le cheval des Arabes
Ecrit en phonétique Arab, il signifie le cheval de race par opposition aux autres chevaux !



Histoire de la descendance d'Ismaël

Le lecteur a sans doute compris notre méthode qui est de rechercher le cheval arabe dans l'histoire du peuple arabe, sans lequel il n'existerait pas. En effet, comme nous l'avons dit plus haut, comme nous le verrons plus loin, sans l'homme le cheval du désert n'aurait jamais existé. Aussi bien le lecteur comprendra que nous devons maintenant étudier la descendance d'Ismaël, dans laquelle toute la Nation arabe se reconnaît de nos jours.

D'après les croyances musulmanes, la vallée de La Mecque aurait été le berceau de la race arabe ismaélite. C. de Perceval écrit: « Cette idée me semble avoir quelque chose de juste, si on la restreint à la portion de cette race qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours, à la nation issue d'Adnan, descendant éloigné d'Ismaël. Quant aux générations ismaélites plus anciennes, l'Ecriture sainte nous les montre se développant dans les déserts situés au nord de l'Arabie [péninsulaire]... » Abraham, sur l'ordre de Dieu, emmena son fils Ismaël, et Agar l'Égyptienne, sa mère, en Arabie dans le désert où plus tard La Mecque fut édifiée. Ismaël y fit jaillir la source de Zemzem. Il épousa d'abord une fille des Amalika, qu'il répudia, puis une fille des Djohorn. Il eut d'elle les enfants qui perpétuèrent sa race : Nabayoth, Cédar, Adbeel, Mabsam, Masma, Duma, Massa, Hadad, Thema, Jethur, Naphis, Cedma. Abraham, revenu voir son fils, construisit avec lui le temple (de La Mecque), qu'ils dédièrent au Seigneur et à l'ange Gabriel. Abraham dit alors : « Ma tâche est terminée, je pars et je te confie tout ce pays et ce temple dont Dieu te constitue le Gardien. » Ismaël mourut à plus de cent trente ans.

Perceval écrit : « ... une immense lacune est ouverte ici dans la suite généalogique des enfants d'Ismaël... Le premier rejeton de la tige d'Ismaël que l'on connaisse... est Adnan... de la branche de Cédar. » Mais la descendance d'Ismaël a cependant, durant cette période obscure, une histoire bien réelle, puisque de loin en loin la Bible nous en parle.

Un demi-siècle après la mort d'Ismaël nous les voyons caravaniers chameliers, dans la Genèse (Vente de Joseph, XXXVII). Cinq siècles plus tard, associés aux Madianites et aux Amalécites, ils combattent les Israélites (Juges, VI, VII, VIII). Ce sont « tous les fils d'Orient » qui pillaient Israël. « Ils ne laissaient en Israël aucun ravitaillement, ni brebis, ni boeufs, ni ânes... Innombrables étaient-ils, ainsi que leurs chameaux. » (Juges, VI, IV, v). Gédéon les vaincra. Il dit aux Israélites : « J'ai une demande à vous faire: que chacun de vous me donne les anneaux de son butin » [...] car « ... les ennemis, qui étaient ismaélites, portaient des anneaux d'or. » (Juges, VIII, XXIV.) Il y en eut pour mille sept cents sicles d'or ! Preuve de la richesse des marchands ismaélites, ancêtres des Koraïchites, la tribu de Mahomet. Preuve aussi que les Arabes faisaient déjà un grand commerce caravanier qui les conduisait dans toutes les régions du Proche-Orient. Et cependant, à cette époque, les textes sacrés ne les décrivent jamais avec des chevaux. La société arabe n'était pas parvenue au degré d'évolution qui plus tard lui fera rechercher le cheval. Cinq siècles se passent et nous les retrouvons avec Isaïe proférant des menaces contre les fils de Cédar, vaillants archers (Isaïe, « Oracle des Steppes », XXI, XIII). La prédiction se réalise après un siècle. Holopherne, général babylonien, dévaste le pays des descendants d'Ismaël et les déporte en Mésopotamie (Judith, II, VII, XIII).

Jérémie, plus tard encore, appelle à la destruction des fils de Cédar (Jérémie, XLIX, XXVIII)

Debout ! Marchez contre Cédar
Anéantissez les fils de l'Orient
Qu'on prenne... leurs troupeaux
Qu'on enlève... leurs chameaux
..................................
Que ses chameaux soient votre proie
Et ses nombreux troupeaux votre butin.

C'était au VIIe siècle avant notre ère. Les fils de Cédar étaient déjà parfaitement décrits comme des pasteurs nomades chameliers. C'est ce que nous confirme Ézéchiel (« Chant funèbre sur la chute de Tyr », XXVII), nous décrivant Tyr commerçant avec le monde entier : « Les gens de Thogorma (Arménie) te soldaient en chevaux de trait, chevaux de selle et mulets. » (Verset XIV) « L'Arabie et tous les princes de Cédar trafiquaient avec toi pour des moutons, des béliers et des boucs. » (Verset XXI) « Les marchands de Saba [Yémen]... te payaient en aromates... en gemmes... et en or. » On le voit, la descendance d'Ismaël avait proliféré en Arabie comme pasteurs et marchands. Jamais la Bible ne nous les présente comme éleveurs de chevaux.

[Tableau généalogique simplifié de la descendance d'Ismaël]

Après Ézéchiel, l'Ancien Testament se tait au sujet des Arabes. C'est alors la tradition arabe qui prend le relais. Mais nous constatons un hiatus de quelques siècles entre ces deux traditions. Il eût été étonnant qu'elles concordassent exactement. Cela aurait senti le trucage ! Il n'en est rien, et en fait l'origine ismaélite d'Adnan, l'ancêtre commun, n'est contestée par personne. « Les Arabes du Hedjaz et du Nedjd, enfants d'Adnan par Maadd, ont toujours regardé Ismaël comme leur auteur... », « ... Mahomet, qui se faisait gloire de son origine Ismaélite, n'a jamais été contredit sur ce point par les Juifs, ses ennemis. »

Les fils de Nizar. Maadd, fils d'Adnan, eut plusieurs fils dont Nizar. Celui-ci fut le père des principales tribus du Hedjaz et du Nedjd. Il eut quatre fils : Iyad, Rabia, Modhar et Anmar. Dans les ouvrages de la littérature arabe, il est fait souvent allusion à l'anecdote populaire sur la mort de Nizar. Se sentant près de sa fin, Nizar appela auprès de lui ses quatre fils et leur dit : « Mes enfants, je donne à Modhar cette tente de cuir rouge ; à Rabia ce cheval bai brun et cette tente noire ; cette esclave à cheveux gris est pour Iyad ; Anmar prendra ce sac d'argent et ce mobilier... S'il s'élève entre vous des difficultés pour le partage de mes biens, rapportez-vous-en à la décision d'Afa le Djohormite qui habite Nedjran. » Nizar mourut. Des difficultés s'élevèrent entre ses enfants qui sollicitèrent l'arbitrage d'Afa. Celui-ci leur dit : « Tout ce qui dans les biens de votre père ressemble par la couleur à la tente rouge appartiendra à Modhar. Rabia, auquel a été donné le cheval bai brun et la tente noire, aura tout ce qui est d'une couleur analogue... » Les descendants de Modhar devaient s'illustrer sur la scène du monde en fondant l'Islam dont le drapeau est rouge. Les fils de Rabia furent, sinon les créateurs, au moins les conservateurs du cheval de haut lignage, que l'on appellera, suivant un terme recueilli dans leur descendance : le Koheïli, c'est-à-dire le noir.

Les tribus issues de Rabia par son fils Asad nous sont bien connues. Ce sont celles des Bédouins grands nomades auxquels les Européens auront à faire lorsqu'ils pénétreront au Proche-Orient au XIXe et au XXe siècle. Les Anazé qui nomadiseront du Nedjd à la Mésopotamie dans le désert de Syrie, poussant parfois jusqu'au Yémen ; les Abdelkais qui iront au Tihama et au Bahreïn ; et les Banu Wail, les Bakr et les Taghlib, deux des tribus nomades les plus considérables de l'Arabie, ayant eu d'abord leur centre de gravité dans le Nedjd et les cantons alentour. Mais au début de l'histoire de l'Islam nous les trouverons en Mésopotamie, après avoir transité en Irak. C'est la raison pour laquelle la Mésopotamie est aussi connue sous le nom arabe de Diar Rabiale pays des fils de Rabia.

Les fils de Modhar. De Modhar descend la plus illustre lignée de la tige maaddique. Ils peupleront le Hedjaz et le Nedjd, se partageant en deux branches : les descendants d'Elyas et ceux d'Aylan (ou Aslan). Ces derniers formeront les puissantes tribus nomades des Kais : Adwan, Ghatafan, Hawazin et Sulyem (les Arabes de Kais) qui joueront un grand rôle dans les premières conquêtes du Prophète Mahomet. Il trouvera parmi eux sa première cavalerie. Sous le calife Moawiya, les descendants de Kais rejoindront en Mésopotamie du nord-ouest les fils de Rabia, et on appellera la région où ils s'installèrent : Diar Modhar (Mésopotamie du nord-ouest). Mais c'étaient les descendants d'Elyas qui devaient atteindre la célébrité universelle. En effet, c'est de lui - par Modrika, Kinana, Fir Koraich - qu'est issue la tribu des Koraïchites qui avait la garde du temple de La Mecque avant l'Islam, et qui donna le jour à : Mohamed ibn Abdallah ibn abd et Mottalib, le Prophète béni de l'Islam connu en Europe sous le nom de Mahomet, né en 570.

Du jour où Mahomet entreprendra sa prédication, nous entrerons dans une ère nouvelle. Jetons un regard sur la Nation arabe à la veille de ce grand événement. Les populations arabes sédentaires du Yémen, du Bahreïn, de l'Irak, obéissaient aux Perses, mais les Bédouins de ces contrées étaient, en fait, libres de tout joug. Les Arabes de Syrie étaient soumis aux Byzantins. Ceux de Mésopotamie reconnaissaient alternativement la domination byzantine ou persane. Seules les tribus de l'Arabie centrale et du Hedjaz jouissaient d'une entière indépendance. Le judaïsme était professé dans le Yémen ainsi qu'à Khaybar et Yathrib dans le Hedjaz. Le Christianisme commençait à s'introduire parmi quelques familles de la race de Rabia, tels les Taghlibides de Mésopotamie... C'était aussi la religion des Ghassanides de la race de Kahalan, installés en Syrie romaine. « Mais tous les autres Arabes, et notamment ceux de la race entière de Modhar, étaient plongés dans les ténèbres du paganisme. Ils formaient la majeure partie de la Nation. » C'était le temps du paganisme des historiens arabes, autrement dit la période historique qui a immédiatement précédé l'Islam.

La création du cheval arabe

C'est dans la société bédouine antéislamique, libre de toute allégeance, en ce monde et dans l'autre, que commencera la sélection du cheval de vitesse et de raid, à partir des quelques équidés introduits dans la péninsule depuis le début de notre ère, comme nous l'avons vu au chapitre précédent.

On a dit (27) que la société bédouine antéislamique a représenté la meilleure adaptation de la vie humaine aux conditions du désert. Berger, éleveur de chameaux et, à un degré moindre, de chevaux, les occupations principales du nomade bédouin étaient en outre, et par nécessité : la chasse et la razzia. Il devait prendre à son voisin mieux pourvu telle ressource dont il manquait lui-même. Et cela, soit par la violence, c'était la razzia, soit par des procédés pacifiques et c'était l'échange. Le Bédouin était donc un pillard ou un marchand, ou les deux à la fois. L'agriculture et toutes les variétés de métiers étaient indignes de lui. Le désert était la seule garantie de sa liberté. Lamartine l'a bien compris et l'a dit excellemment dans sa méditation poétique, « Le désert ou l'immatérialité de Dieu » :

L'homme dont le désert est la vaste cité
N'a d'ombre que la sienne en son immensité.
La tyrannie en vain se fatigue à l'y suivre.
Etre seul, c'est régner ; être libre, c'est vivre.

Mais le désert fut plus encore pour le Bédouin, ce fut aussi le gardien de ses traditions sacrées, le site préservateur de la pureté de sa langue et de son sang, ainsi que de la pureté de ses chevaux. Un pays de liberté, un code d'honneur chevaleresque (28), une langue pure et poétique, une économie précaire où la razzia est une institution, voilà les composantes de la société bédouine au temps du paganisme. Dans cette société les hauts faits des meilleurs cavaliers furent chantés dans de nombreux poèmes, au cours de véritables joutes poétiques. Les meilleurs, écrits en lettres d'or, étaient suspendus à la porte du temple et offerts à la critique libre et publique. C'étaient les « poèmes dorés » ou Moallakat (les suspendus) dont sept nous sont parvenus [Voir infra : Le Florilège du Cheval arabe, chapitre VII.]. Ils nous ont transmis entre tous les autres, les prouesses du Cavalier des cavaliers, du chevalier, du héros, poète batailleur, détrousseur loyal, pirate du désert : Antara, qui joua sa vie tant de fois sur son cheval Abdjar, pour la belle Ablah. Lorsque la tribu des Bédouins Abs vint se soumettre au Prophète et embrasser l'Islam, vers l'an VIII de l'hégire, Mahomet, qui connaissait l'histoire de toutes les tribus, parla à leurs députés d'Antara le héros des Abs, mort depuis plusieurs années. Il leur dit: « Le guerrier bédouin que sa réputation m'eut fait le plus désirer de voir, c'est Antara. » Ernest Renan, dans Mahomet et les origines de l'Islamisme, écrit à ce sujet : « Je ne sais s'il y a dans toute l'histoire de la civilisation un tableau plus gracieux, plus aimable, plus animé que celui de la vie arabe avant l'islamisme, telle qu'elle nous apparaît dans les Moallakat et surtout dans ce type admirable d'Antar. Liberté illimitée de l'individu, absence complète de loi et de pouvoir, sentiment exalté de l'honneur, vie nomade et chevaleresque, fantaisie, gaieté, malice, poésie légère et indévote, raffinement d'Amour. »

Dans cette société le cheval, noble, réservé pour les courses, les chasses, les razzias et sélectionné dans ce but, prit une place sublimée par le fond poétique de ce peuple. Il devint l'objet de tous les soins, et le Bédouin, épris de la pureté du sang et des origines pour lui-même et les siens, sut le premier au monde conserver les lignées les meilleures. Etant très rare, et pour cause dans une économie aussi précaire, le cheval fut l'objet de soins jaloux et seuls les meilleurs furent conservés. En effet, lorsque la subsistance est à peine suffisante pour nourrir les humains, il est hors de question d'élever des chevaux qui ne possèdent pas le maximum de qualités. Les Bédouins, dès cette époque, recherchaient donc toujours l'étalon de la plus pure lignée pour leurs juments, allant parfois jusqu'à se combattre pour l'obtenir. C'est ainsi qu'est restée célèbre la guerre fratricide survenue dans la grande tribu des Ghatafan ibn Said ibn Kais ibn Aylan, entre les Abs et les Dhobyan de la fraction des Baghides, qui se combattirent pour s'approprier le célèbre Dahis descendant d'Awaj par Dhul'Oqal. Guerre dans laquelle Antara ibn Shaddad ibn Amir s'illustra. Cela se passait quelques dizaines d'années avant la prédication du Prophète Mahomet. Nous l'avons dit, les chevaux étaient rares et se trouvaient principalement dans les grandes tribus bédouines : à l'est du Hedjaz, les Ghatafan ; dans le Nedjd, les Suleym et les Hawazin. Comme nous allons le voir, ce ne sera que lorsque ces tribus se seront ralliées à l'Islam, que le Prophète Mahomet pourra entreprendre ses plus lointaines expéditions. Chaque tente ne possédait qu'une ou deux poulinières, l'étalon, comme nous l'avons dit plus haut, étant très rare. Cela explique le fait, qui a surpris les Européens, à savoir qu'aux temps contemporains, le cheval arabe pur leur est apparu classé par lignées maternelles.

Ainsi, à la veille de l'Islam, la société bédouine avait réalisé une première sélection du cheval à partir des équidés de toutes races qui avaient été importés en Arabie depuis le début de notre ère. Recherchant avant tout la vitesse, on peut tenir pour certain que les éleveurs bédouins ont préféré les chevaux hérités des Assyriens dont l'origine aryenne est admise, chevaux connus depuis l'Antiquité comme les plus rapides coureurs. C'est la raison pour laquelle on constate une filiation évidente entre le cheval des Arabes et le cheval assyrien des bas-reliefs de Ninive (musée du Louvre). Comme nous en avons déjà fait la remarque, il est intéressant de constater que sur ces bas-reliefs, on voit très nettement, figurant côte à côte, des chevaux au profil rectiligne et d'autres au chanfrein légèrement excavé et à orbites saillantes. Mais le cheval bédouin du temps du paganisme, n'était pas arrivé au terme de son évolution. Un deuxième stade de sa sélection va être réalisé par les arabes islamisés de la Nation arabe tout entière. L'initiateur en fut le Prophète Mahomet qui montra en cette circonstance son génie militaire et son génie politique.

Le Prophète Mahomet

C'est dans cette société, ou plus exactement dans la minorité de cette société fixée dans les villes de La Mecque et de Yathrib (la future Médine), que le Prophète de l'Islam devait entreprendre sa prédication. On sait les difficultés qu'il rencontra au début (nul n'est prophète en son pays) et sa fuite à Yathrib en 622. De cette date, l'hégire (la fuite) commence l'histoire de l'Islam et le calendrier musulman.

Les premières batailles conduites par le Prophète contre les Arabes païens et les Juifs, nous renseignent sur la pauvreté en chevaux des musulmans surtout et de leurs adversaires dans une moindre mesure, en ce début de la Guerre sainte. A Bedr (an II de l'hégire), les musulmans avaient dans leur troupe 314 hommes, 70 chameaux et seulement trois chevaux. A Ohod (an III) ils n'avaient que deux chevaux, l'un monté par Mahomet, l'autre par Abu-Borda. Par contre, les Koraïchites alignaient 200 chevaux. Lors de la guerre du Fossé (Médine, an V), les Koraïchites disposaient de 4 000 hommes et de 300 chevaux, tandis que les musulmans (Mohadjir et Ansàr) n'avaient pu réunir que 3 000 hommes et seulement 36 chevaux. En l'an VII, lors de la conquête de Khaybar (population juive) Mahomet réunit une armée de 1 400 hommes et 200 chevaux. C'est que, dès la fin de la sixième année de l'ère musulmane, s'étaient produits les premiers ralliements à sa cause de petites tribus bédouines. C'est à partir de l'an VII que - s'étant rendu maître de La Mecque et de Taif, ayant reçu les soumissions des tribus bédouines les plus rapprochées de Médine : les Mozaina, les Ghifar, les Djohaina, puis celle des Suleym, puissante tribu du Nedjd ; celle des Ghatafan et enfin, ayant soumis à Honain la tribu cavalière des Hawazin - le Prophète disposera d'une cavalerie de valeur. Dès lors elle pèsera lourd dans les victoires de l'Islam. En l'an IX de l'hégire (631 de notre ère) Zaid el Khil (Zaid aux chevaux) se rendit auprès du Prophète béni à la tête de l'ambassade des Tay. Comme son nom l'indique il possédait beaucoup de chevaux alors que personne, soit dans sa tribu, soit chez les Arabes en général, n'en possédait plus d'un ou deux. Parmi les montures de Zaid (29) figurait Lahiq (voir chap. II). Dès l'an IX, Mahomet envoie une expédition jusqu'en Syrie.

A considérer les chiffres que nous venons de citer on reste confondu de leur faiblesse, et on peut se demander comment, dans de telles conditions, de si grandes et si rapides conquêtes purent se réaliser ? C'est ici qu'apparaît le génie du Prophète Mahomet : génie militaire et génie politique. Renan a prétendu que c'était à Omar ibn Khattab que l'Islam devait son expansion fulgurante : « Toute l'énergie qui fut déployée dans la fondation de la religion nouvelle appartient à Omar. Omar est vraiment le saint Paul de l'Islamisme. » Mais, outre que le Prophète a disparu en l'an XI de l'hégire, il faut bien convenir qu'il léguait à ses successeurs la péninsule arabique entièrement soumise, des troupes aguerries en maints combats et déjà importantes (30 000 hommes pour l'expédition de Tabouk en Syrie en l'an IX, l'armée la plus nombreuse que l'Arabie eut jamais rassemblée). Mais il leur léguait bien plus : une tactique d'emploi de la cavalerie, et le meilleur cheval de guerre, le plus résistant, le plus rapide, ayant fait de son peuple par quelques bonnes lois et en quelques années, un peuple d'hommes de cheval qui saura choisir, adopter et élever les bons chevaux partout où il en trouvera.

Génie militaire ?

Il sut donner à son peuple l'outil et la tactique d'emploi, les mieux adaptés à son tempérament: le cheval et la tactique des peuples cavaliers des steppes.

Génie politique ?

En législateur avisé, il établit un véritable code qui faisait converger toutes les potentialités de ce peuple, vers ce but principal : la guerre pour la foi. D'abord il sacralisa la guerre pour la propagation de la foi (Djihad). Ensuite, il institutionnalisa le partage du butin. Caussin de Perceval écrit : « De l'affaire de Bedr date l'institution de la première loi faite par Mahomet relativement au butin... sentant le besoin de prévenir désormais les dissensions... Le Prophète, à son retour, publia le chapitre du Coran intitulé: El-ânfâl (le butin). » Après le prélèvement du cinquième pour Dieu, le Prophète, les pauvres et les orphelins, le reste doit être partagé également entre les combattants. Enfin et surtout il donna une place évidente au cheval, moyen principal de la guerre, tant dans le Livre sacré (centième sourate) que dans la société. Payant d'exemple, il apporta tous ses soins à son élevage et à son entretien, exemple transmis par de nombreux hadith, attribuant en outre des mérites particuliers en l'autre monde aux croyants qui entretiendraient un cheval pour le service de la foi. C'est ainsi qu'après l'expédition contre les Banu-Koraizha (an V), Mahomet fit venir pour lui des chevaux du Nedjd. « Il confia les enfants et les femmes de Koraizha qui lui étaient échus ou qui faisaient partie du quint de Dieu au Médinois Sad fils de Zaid et le chargea d'aller les vendre aux Bédouins et de lui amener des chevaux en retour », nous dit Perceval d'après le Sirat er Rasul et le Tarikh el Khamici (30). Mais il fit plus encore. A cette même affaire et pour la première fois, il établit dans la répartition du butin une distinction entre les fantassins et les cavaliers. Chaque fantassin eut une part, et chaque cavalier trois parts de butin : une pour lui et deux pour son cheval, privilège qui serait exorbitant si n'apparaissait pas clairement l'idée du législateur : favoriser l'élevage du cheval.

A la fin de cette même année (cinquième de l'hégire), le Prophète fit organiser, à Médine, des courses de chevaux. Ceux qui étaient préparés, mis en souffle, eurent à parcourir la distance de six milles environ. Les chevaux non préparés avaient à courir seulement un mille (d'après le Tarikh el Khamici). Mahomet montrait bien ainsi l'intérêt qu'il portait à remonter sa cavalerie de chevaux rapides et résistants. Il faudra attendre longtemps pour voir un chef militaire s'intéresser un peu à cette question.

Mais Mahomet avait des vues plus lointaines. Lors du partage des dépouilles des Juifs de Khaybar en l'an VII, il introduisit une distinction nouvelle, qui en dit long sur son génie, entre ceux de ses compagnons qui avaient des chevaux nobles, et ceux qui avaient des chevaux communs. Il donna aux premiers quelque chose hors part, afin sans aucun doute d'encourager le développement de la race noble (d'après le Sirat er Rasul). On voit ici l'éleveur, parfaitement conscient de la méthode à employer (puretés des lignées, et sélection par les courses longues), percer sous le capitaine qui avait compris l'importance que devait prendre la cavalerie dans les guerres à venir. On peut donc dire que le Prophète Mahomet est le véritable créateur du cheval noble.

A sa mort en 632, Mahomet laissait à ses successeurs, une religion, un code de lois, et toute l'Arabie péninsulaire soumise et convertie à l'Islam. Abu Bekr, le premier calife, consolida ces conquêtes. Mais c'est à Omar ibn Khattab, le deuxième calife, que devait revenir l'honneur de rassembler toutes les tribus arabes en un seul corps de Nation et sous le gouvernement d'un seul chef. Ce fut son idée constante et il sut la réaliser totalement. En l'an XVI de l'hégire, alors que déjà ses lieutenants traversant le Tigre partaient à la conquête de la Perse, il ne restait plus que quelques tribus arabes insoumises réfugiées sur les terres de l'empereur Héraclius au-delà de l'Oronte. C'étaient des Banu Iyad de la race de Nizar. Omar écrivit à Héraclius. « J'apprends qu'une peuplade de ma nation s'est enfuie sur tes domaines. Rends-la moi ou je jure de faire tomber ma vengeance sur tous les chrétiens qui habitent les possessions musulmanes. » Le faible Héraclius renvoya les fugitifs. Ils rentrèrent au nombre de quatre mille en Mésopotamie et en Syrie, où la plupart ne tardèrent pas à embrasser l'Islam.

C'est ainsi que vers la fin de l'an 640 de notre ère la Nation arabe, constituée en Etat, avait trouvé ses frontières définitives pour la première fois de son histoire : les limites de l'Arabie. Il est absolument nécessaire que les Européens qui s'intéressent à toutes les questions arabes de quelque ordre que ce soit, y compris l'élevage du cheval, comprennent bien une fois pour toutes, que l'Arabie des Arabes s'étend :

Du sud au nord :
'Aden, proche de Bab el-Mandeb sur l'océan Indien, à Diyarbakir (le pays des Bakr) sur le Tigre supérieur (en Turquie orientale).
De l'est à l'ouest :
Du Chott al-Arab à l'embouchure du Tigre et de l'Euphrate, à Jérusalem qui se soumit au calife Omar venu spécialement et sur la demande de ses habitants en l'an XVI de l'hégire.

La découverte du cheval arabe de haute race par les Européens, aux XVIIIe et XIXe siècles, confirme cette conception puisque c'est en Mésopotamie que Niebuhr, le premier explorateur des temps modernes, découvrit le cheval Koheili : c'est à Alep, venant de Palmyre, que fut acheté le père arabe du pur-sang anglais ! Mannicka devenu Darley Arabian.

Les conquêtes de l'Islam et le cheval de course

En 651, les musulmans arabes sont maîtres de la Perse. En 681, Sidi-Oqba fait un raid fantastique jusqu'au Maghreb occidental et, poussant son cheval dans l'Atlantique, prend Dieu à témoin qu'il ne peut aller plus loin. Dans les deux directions opposées qu'ils ont empruntées, les conquérants arabo-musulmans ont trouvé de véritables réserves de chevaux qu'ils n'ont pas manqué d'utiliser et, dans une certaine mesure, difficilement appréciable mais certaine, d'incorporer à leur élevage. C'étaient les chevaux de Perse déjà très évolués et ayant de grandes affinités génétiques avec les chevaux d'Irak et de Syrie, ancêtres de l'Arab. C'étaient les chevaux numides et maures aux origines mal connues. Nous possédons sur ce fait le témoignage du roi, errant et poète, Imrul-Kais cité par l'émir Abd el-Kader (voir au chap. VII « Le Florilège du Cheval arabe ») et ceux de quelques autres auteurs qui prouvent que les chefs arabes appréciaient les qualités du cheval berbère. De même on a pu établir qu'à la fin du VIIe siècle les califes de Damas se firent envoyer des chevaux rapides du Khorassan (31) tel, Er-Ruasy. C'était dans l'ordre des choses et il eût été étonnant et même invraisemblable qu'il en ait été autrement.

Dès 661, le califat s'installe à Damas avec la dynastie Omeyyade. En 750, il passe entre les mains d'une autre branche de la famille du Prophète, les Abbassides, qui installent leur capitale à Bagdad. C'est là que la civilisation arabo-musulmane aura son apogée, et c'est précisément là au IXe siècle que les maîtres arabes définiront une fois pour toutes le cheval : Pur de lignée, excellent à la course, et parfait dans son extérieur. Ce sont Abu Obeïda, Asmaï (Abu Saïd Abd el-Malek), Ibn Kelbi (Hicham ibn Saib), Ibn Arabi (Muhamad) dont nous étudions les travaux dans les différents chapitres de cet ouvrage. Ces travaux d'une densité exceptionnelle, et d'une rigueur scientifique admirable, pour ce qui concerne au moins ceux du zootechnicien, avant la lettre, Abu Obeïda, marquent en quelque sorte la fermeture du « Stud book » du cheval arabe et établissent la définition de ses canons morphologiques. Ils concrétisent le degré d'intérêt que les Arabes de cette époque, après la fin ou du moins la stabilisation des conquêtes, ont porté aux courses et à l'élevage des chevaux.

On assista alors à la troisième étape de la sélection du noble et parfait coursier, et la nécessité de le fixer dans ses origines, son objet et son extérieur s'imposa naturellement. C'était au IXe siècle ! Ce cheval, nous le verrons au chapitre VI, fut appelé Arab, qualifié de Safinah, c'est-à-dire : parfait, et de Jawad, c'est-à-dire : le plus généreux et le plus rapide.

On devrait arrêter là (à l'étude de ces maîtres), l'histoire du cheval des Arabes, qui eut à partir de cette époque une identité historique concrète. Mais, comme nous l'avons vu au chapitre premier, ce ne sera que huit siècles plus tard que les Européens le découvriront. La question est donc intéressante de savoir comment il fut conservé au cours de ces siècles, pendant lesquels l'Empire arabo-musulman perdit son unité, et éclata en plusieurs califats et émirats. Ce furent les tribus des nomades bédouins qui, ayant retrouvé leur liberté totale dans les steppes et déserts du Proche-Orient, le conserveront dans sa pureté et, peut-être même, en exalteront les qualités. Comme nous l'avons déjà dit pour le Bédouin lui-même, le désert sera pour son cheval aussi « le site préservateur de la pureté de son sang ». Ce fut principalement le fait de la grande confédération de tribus descendant d'Anaza fils d'Asad fils de Rabia ! Sur ce point, les explorateurs européens du XIXe siècle sont d'accord dans la majorité.

Dans ses Notes sur les Bédouins publiées en France en 1835, l'explorateur suisse J.-L. Burckhardt nous donne un intéressant témoignage. Nous le citons : « Les Anazé sont la Nation arabe la plus puissante qui se trouve dans le voisinage de la Syrie, et si on y ajoute leurs frères du Nedjd, on peut les considérer comme l'un des corps des Bédouins les plus considérables des déserts d'Arabie. Ils tiennent leurs quartiers d'hiver dans le désert de Hammad entre le Hauran et Hit sur l'Euphrate... Les Anazé ont même franchi quelquefois l'Euphrate et campé en Irak Arabi et près de Bagdad. En hiver ils forment une ligne de campements qui s'étend depuis le voisinage d'Alep jusqu'au sud de Damas. En été, ils se rapprochent des terres cultivées et rejoignent le désert dès les premières pluies. Les Anazé du nord se divisent en quatre branches. Les Ouled Ali composés de cinq tribus : El Hessené, composée de deux tribus : El Mohanna et El MesalikhEl Rualla tribu puissante possédant plus de chevaux qu'aucune autre parmi les Anazé. Ils occupent généralement le désert depuis le djebel Shammar du côté de Djof jusqu'au Hauran ; mais ils campent fréquemment entre le Tigre et l'Euphrate ; El Bescher, c'est la plus nombreuse des tribus arabes... Elle campe dans le Nedjd... ».

Dans sa Description du Kaire, l'historien arabe Makhrizi (32) nous parle du Sultan El Malek El Naser Ibn Kalaun qui régna sur l'Égypte au XIVe siècle (première dynastie mameluke). Ce prince développa l'élevage du cheval de course et de guerre en son pays. « El Naser... aima de passion les chevaux arabes. Il s'en faisait fournir par la tribu arabe des Banu Mohanna, par celle des Arabes Banu Fadl et autres, toutes tribus syriennes... » « El Naser traitait généreusement et magnifiquement les Arabes, les intéressait en leur achetant leurs chevaux à des prix énormes... Par la suite les Arabes Mohanna, et les autres, mirent tout en œuvre pour avoir des chevaux des autres tribus arabes... et ils recherchaient avec ardeur, avec persévérance, les chevaux de race pure, dans toutes les contrées où ils pensaient en rencontrer... Une foule d'Arabes amenèrent aux Banu Mohanna les chevaux les plus nobles, les plus généreux... Ses chevaux Mohanna, il (El Naser) n'en donnait qu'aux émirs du plus haut rang, à ses favoris intimes. El Naser avait une connaissance parfaite des chevaux, de leurs défauts, de leur noblesse, et des descendances des familles... On sut bientôt partout avec quel empressement El Naser recherchait les chevaux de noble lignée. Et du fond de l'Arabie, des bords du golfe Persique, du Bahreïn, du Hasa, du Katif, du Hedjaz, de l'Irak, on lui amena des chevaux de race pure. » Ainsi, nous le constatons, dès le XIVe siècle les Anazé élevaient des lignées de chevaux nobles. Ils resteront jusqu'au début du XXe siècle les plus sûrs conservateurs de L'Arab.

[Carte de l'Arabie]




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