Denis Bogros
(1927-2005)
Les
chevaux des Arabes
(1978)
Chapitre
9
La conception arabe
du cheval de sang
... Un cheval est
véritablement noble,
quand, en sus d'une belle conformation, il réunit le courage et la fierté et qu'il resplendit d'orgueil au milieu de la poudre et des hasards. ÉMIR ABD EL-KADER Les textes originaux que nous avons rassemblés dans cet ouvrage nous permettent de comprendre la conception que les Arabes ont eue des Nobles coursiers, littéralement les Safinat ej jiyad dont parle leur livre sacré. Si par éthique nationale ils exigent de lui des quartiers de noblesse (n'est-ce pas eux qui ont transmis cette notion à l'aristocratie européenne ?) ; s'ils font des origines le critère nécessaire, ils n'en font pas le fondement unique et suffisant de leur jugement. Nous l'avons vu, dans le monde hippique arabe, les généalogistes ont succédé, dans le temps, aux cavaliers guerriers, et aux hippiatres. D'ailleurs le vocabulaire sacré qu'ils ont d'abord employé pour désigner leurs chevaux les plus nobles montre, s'il en était besoin, que les Arabes ont recherché en premier lieu la qualité s'exprimant dans les faits. Que signifie la locution « Safinat ej Jiyad » ? sinon : « Les chevaux parfaits [morphologiquement] ayant prouvé leur rapidité et leur courage dans la course » [l'épreuve de vitesse et de fond] ! Nous sommes loin de la conception des Européens qui tend à réduire le cheval arabe au rang de phénomène zootechnique aux origines mystérieuses, à l'aire de reproduction limitée ! La conception arabe fondée sur des critères tangibles, enracinée dans la certitude vécue de la primauté de leur Nation (42) et de leur foi religieuse est autrement large. Elle s'est exprimée à l'apogée de la civilisation arabo-musulmane de façon globale et sans appel : l'espèce chevaline se divise en deux catégories : celle du cheval arabe, le cheval noble par définition, et tout le reste... El-Arab-El-Faras, est le cheval qui a reçu toutes les qualités en partage : noblesse, bonté, beauté, générosité, courage (impulsion) ! Le Berdaun, le Kauden, le Kadichi ? c'est tout le reste de la gent équine ! Ce sont les chevaux non-arabes qui n'ont pas eu la chance de réunir ces composantes de la perfection. Ce sont des Hedjin, des impurs. Ce qui ne veut pas dire qu'ils seront exclus de la société, mais qu'ils y seront admis comme inférieurs. Cette conception, qu'il serait facile de transposer sur le plan de la société humaine, est spécifiquement arabe. Elle prend ses racines dans la certitude métaphysique de l'homme du désert qui a choisi de vivre libre en ce monde, loin des biens matériels qui aliènent le reste des hommes. Cette façon large d'envisager la question de l'espèce chevaline a permis dans le passé l'assimilation des bons chevaux originaires d'au-delà le précarré arabe. (Il en fut de même sur le plan humain, la civilisation islamo-arabe a eu un pouvoir d'assimilation extraordinaire.) Dans le présent, elle explique la faveur du pur-sang anglais auprès des descendants d'Adnan et de Kahtan ; car c'est un Jawad ! En effet, nous l'avons vu dans la partie historique, les combattants de la vraie foi n'ont jamais fait de la région d'origine du cheval une qualité déterminante posée a priori. Bien au contraire, ils ont su apprécier tous les chevaux, à la condition qu'ils fussent « Jiyad ». Ceci est la conception générale. Dans la pratique, le cheval des Arabes doit remplir trois conditions strictes pour prétendre à la noblesse. C'est d'abord la pureté de l'origine Mais attention, il ne faut pas nous laisser prendre au piège des mots. Il s'agit essentiellement d'être convaincu de cette pureté, et les beautés morphologiques devront en apporter la confirmation ; bien plus probantes sont-elles en effet que ne pourront l'être tous les documents généalogiques écrits. Cette conviction de la pureté des origines fut d'abord fondée sur la connaissance des poèmes épiques, comme nous l'a dit Abu Obeïda. Puis elle prit sa source dans la notoriété publique, comme nous l'apprend l'émir Abd el-Kader. Bien sûr cette certitude reposant sur les « dires », n'était concevable que dans le cadre d'une société très originale. La société tribale agnatique qui a atteint sa perfection dans l'ethnie sémito-arabe. Burckhardt l'avait fort bien compris, alors qu'au contraire l'honnête Niebuhr, sociologue d'occasion, n'avait pu la concevoir, d'où ses doutes sur la généalogie du Kohelan. Ceci est une composante très spécifique de la civilisation arabo-musulmane qui accorde une importance fondamentale aux témoignages des croyants, comme source de certitude. Partis à la recherche d'un cheval mythique, doté d'un pedigree écrit, extrait de quelques registres généalogiques, les Européens n'ont pas compris cela. Sur ce sujet nous avons des raisons de penser que les fameux hudjet sont une invention récente, ou au moins d'une généralisation récente, pour satisfaire les acheteurs occidentaux. Si la hudjet a été établie dans la tribu où a été acheté l'étalon, par des notables réunis pour témoigner de son hariq mensub, c'est alors un certificat valable, fait par des témoins honorables, et l'on doit lui accorder un crédit total. Ce fut hélas rarement le cas. On sait en effet que les acheteurs européens sont, le plus souvent, passés par l'intermédiaire de marchands. La hudjet n'a plus alors de réelle valeur. Ce point qui ressortit à la sociologie ne doit pas nous faire douter de la pureté des origines des chevaux arabes. Il fait seulement la part des choses en ce monde imparfait où nous vivons. Rien ne remplacera jamais la crédibilité de l'éleveur, c'est la conception des Arabes depuis toujours. La deuxième condition de la Noblesse est la qualité Il convient, en effet, de vérifier par l'épreuve la réalité de l'héritage des qualités de la race dans le sujet considéré. Ceci est très important et on le retrouve constamment sous la plume des hippologues arabes. Cette conception est étrangère à notre manière de voir, et par là s'expliquent, sans aucun doute, les avatars de nos « races » (?) européennes, qui parfois ne se reconnaissent plus d'une génération à l'autre. Ceci est tellement vrai que Mme E. Couturié, qui fait autorité en matière d'élevage, a pu écrire en août 1972 : « On trouve dans les stud books des milliers de chevaux sans valeur ; de temps à autre, un chef de race émerge à l'horizon, après avoir fait ses preuves de courage et de vitesse ; c'est ainsi que le cheval de course peut acquérir son seul véritable titre de noblesse, celui de la qualité dans l'épreuve ». On ne peut mieux dire. Observations remarquables qui se situent dans la plus pure tradition des éleveurs arabes. La troisième condition, enfin, est la perfection de l'extérieur Il ne faut pas, en effet, accorder les privilèges de la noblesse, au sujet qui ne l'extériorise pas dans sa morphologie. C'est la règle d'or de tous les bons éleveurs. Au total donc : pureté des origines, qualité et beauté, c'est cela le cheval arabe. Nous avons le sentiment que nous touchons du doigt les causes véritables qui expliquent la sélection sans précédent que les Arabes ont réalisée, offrant ainsi au monde le plus beau et le meilleur des chevaux. Comme nous sommes loin, n'est-ce pas, des fables irritantes dont on nous rebat les oreilles ? Bien que nous ne sous-estimions pas l'importance des facteurs écologiques spécifiques à certaines régions de l'aire d'élevage des chevaux orientaux, il importe de bien comprendre que le cheval de race est le produit de la civilisation arabo-musulmane. Cette conception du cheval noble et de race se perpétue dans le monde arabe moderne. Elle explique le fait, que nous avons déjà signalé, que le cheval dit de « pur sang » est très prisé par les éleveurs de culture musulmane parce que, très précisément, il remplit en principe la triple condition enseignée par leurs maîtres. Les traditionalistes ont d'ailleurs trouvé un hadith dans lequel le Prophète de l'Islam envisageait la possibilité de la suprématie d'un cheval autre qu'arabe. C'est dans l'ouvrage intitulé Iqd L'Farid (le collier unique) d'Ahmed Ibn Mohamed Ibn Abdou Rabbih el-Andalusi, mort en 321 de l'hégire (Xe siècle), qu'il est rapporté : « Le Prophète, à lui bénédiction et salut... a dit: " Si l'on réunit les chevaux des Arabes en un lieu, ne l'emporterait sur eux par la vitesse qu'un Alezan. "... Ce fut Eclipse, " alezan vif, avec une liste en tête prolongée et une balzane postérieure droite haut-chaussée » ... le plus célèbre des Anglais ! Quoi qu'il en soit on voit combien a été, à la fois très précise et très large, la conception arabe du cheval de haute race. Chez eux il n'eût pas été possible que « des milliers de chevaux sans valeur » restent comptés au nombre des « Safinat ej jiyad »... « La notoriété publique » les aurait laissés tomber dans l'oubli, ils auraient ainsi disparu. La race aurait été ainsi préservée de la déchéance. C'est très exactement ce qui s'est passé pour Le Cheval ARABE. Pourquoi nos éleveurs occidentaux ne s'inspirent-ils pas des leçons des Arabes ? La question se pose de savoir si à l'exemple du peuple des Bédouins de la péninsule Arabique et de la Grande Syrie, les habitants de la péninsule européenne sont devenus un peuple de cavaliers et d'éleveurs ? Nous avons des raisons d'en douter, exception faite de ces insulaires originaux qui ont créé le Pur-Sang. . Pouvait-il en être autrement ? . Un peuple de paysans sédentaires pouvait-il s'associer un cheval noble, dans le cadre de son mode de vie ? - Certainement pas ! . Une société de consommation peut-elle sécréter autre chose qu'un animal de... consommation ? - Certainement pas ! - Aux antipodes d'une telle société aliénée aux biens matériels, le miracle arabe s'explique d'abord et surtout par l'attitude morale et esthétisante de la société arabe bédouine qui fit rêver Ernest Renan. Aux jours des combats, nous montons des chevaux au poil fin et ras, Des chevaux dont la noble origine nous est connue, Nés et sevrés chez nous, Par nous enlevés à l'ennemi qui nous les avait enlevés. Ces nobles coursiers sont l'héritage que nous ont laissé nos pères Aux vertus généreuses, Et, à notre mort, ces coursiers seront l'héritage Que nous laisserons à nos enfants.
Moallakat d'Ibn Kultum
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