Denis Bogros
(1927-2005)

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Les chevaux des Arabes
(1978)

Chapitre 8
Le cheval noble décrit par les Maîtres arabes

Les grands Cavaliers et Chevaliers des temps antéislamiques ont,
dans leurs vers, dépeint et vanté les chevaux de noble race,
en ont dit les caractères et les qualités.
EL NASERI


Poursuivant notre recherche pour tenter de saisir le cheval arabe dans sa réalité, en le débarrassant de la mythologie et de la fabulation qui l'entourent, après avoir interrogé l'histoire et la philologie, nous allons envisager la question sous l'angle de l'hippologie.

Notre méthode sera simple et consistera à réunir les descriptions qu'au cours des siècles les Arabes ont faites du cheval de haut lignage, pour essayer de comprendre quelle idée ils en ont eu.

Au Ve siècle

D'après Imrul-Kais. Poète, cavalier, le roi errant des temps antéislamiques

Il a comparé le cheval noble :
A l'autruche pour la solidité de ses membres ;
Au serpent pour la souplesse de son dos et ses allures rasantes ;
Au chacal, comme lui il est craintif et toujours aux aguets, possédant un don pour pressentir toutes choses dans son environnement.
(Transmis par IBN KELBI)

Au VIIe siècle

D'après Sassaah ben Souhan. Cité par Wacyf Boutros Ghali dans son livre La Tradition chevaleresque des Arabes (1919), au chapitre « Le culte du cheval et des armes ».

« Le calife Moawiah (661-680) demanda un jour à Sassaah ben Souhan : " Quels sont les meilleurs chevaux ? " Sassaah répondit: " Ceux qui ont trois choses longues, trois choses courtes, trois choses larges, et trois choses pures. - Explique-toi ", ordonna le Calife. Et Sassaah dit : "Les trois choses longues sont : les oreilles, l'encolure et les membres antérieurs. Les trois choses courtes : l'os de la queue, les membres postérieurs et le dos. Les trois choses larges : le front, le poitrail et la croupe. Les trois choses pures : la peau, les yeux et le sabot. " »

Nous sommes en présence d'une tradition très ancienne comme on le voit, remontant aux premières conquêtes des Arabes. Nous la retrouverons inchangée sous la plume de l'émir Abd el-Kader, plus d'un millénaire plus tard. En revanche, nous noterons des variantes dans la tradition orale maghrébine recueillie au XIXe siècle par le général Daumas. En particulier pour ce qui concerne les oreilles qui seront alors décrites petites ; ce qui est en contradiction flagrante avec ce qu'ont affirmé tous les hippiatres arabes savants et connaisseurs tels que l'auteur du Naseri, et son contemporain l'Andalusi. Hélas, c'est cette tradition erronée qui a été retenue par les Européens.

Pour notre part nous avons recueilli de la bouche d'un remarquable homme de cheval de la région de Tébessa (Algérie) en 1957, la tradition véritable. « Souviens-toi, me dit-il, qu'un cheval arabe a les oreilles longues, très droites et toujours en mouvement. » On peut se convaincre de cette caractéristique propre au véritable cheval arabe en regardant les tableaux de Carle Vernet, un des premiers peintres à avoir représenté ce noble animal en France.

Aux VIIe et VIIIe siècles

D'après Abu Obeïda

Célèbre philologue et hippologue mort en 209 de l'hégire. Il vécut à la fin du VIIe et au début du VIIIe siècle, à la cour du calife Harun Al Raschid à Bagdad. Il se retira ensuite à Bassora. Selon l'émir Abd el-Kader, Abu Obeïda aurait écrit une cinquantaine d'ouvrages sur le cheval, dont Kitab al-Khil qui nous est parvenu et que nous allons étudier. Ce livre a été imprimé et édité à notre époque par Dahirat el-Maarif el-Athmania à Heïderabad-Dekkan (1358 de l'hégire).

Aux pages 51 et suivantes de cette édition, on trouve plusieurs descriptions que nous allons transcrire en français, selon une traduction faite en collaboration avec notre jeune camarade marocain Driss Borki.

On voudra bien noter que, pour tenter de réaliser la version la plus proche des textes arabes, écrits il y a quelque douze siècles, nous avons délibérément accepté une certaine lourdeur du français. Mais à ce prix nous avons le sentiment d'avoir conservé l'esprit et la lettre de ces écrits qui, on va le voir, sont d'une importance considérable. Notons aussi qu'ils sont pratiquement inconnus en notre pays.

De quelques signes par lesquels on prouve la qualité du cheval, sa naissance et son harmonie [morphologique], la noblesse s'exprimant par des signes extérieurs.

« La largeur de la fente de la bouche,
l'abondance de la salive,
la dilatation des naseaux,
la profondeur du champ visuel,
l'expression hardie du regard,
l'acuité de la vue.

« La fermeté et la longueur des oreilles,
la largeur inter-oculaire,
l'éloignement des yeux par rapport aux tempes,
l'écartement des maxillaires au sommet,
la longueur entre le toupet et le sommet du garrot,
le garrot saillant sous la peau, d'aplomb, placé en arrière, à proximité du rein.
L'éloignement du garrot des pointes des épaules, l'écartement des pointes des épaules l'une par rapport à l'autre,
la longueur du coude au genou,
la proximité du genou et du boulet,
la proximité des genoux (l'un par rapport à l'autre), la proximité du boulet et de la couronne,
l'éloignement de la pointe de l'épaule, du grasset.

« L'éloignement des pointes des hanches l'une de l'autre,
la proéminence du rein,
la largeur des fesses,
la puissance des muscles des cuisses, à condition que la peau soit adhérente,
la jambe (tibia) courte et convexe,
la puissance de la musculature supérieure de la jambe, elle doit être ferme et ramassée,
la corde du jarret décharnée,
la netteté du jarret,
la pointe du jarret à l'aplomb et à proximité des fesses, son éloignement du sol.

« L'inclinaison des paturons dans leur totalité, ainsi que leur solidité,
l'articulation du genou sèche,
les sabots importants et puissants. »

De quelques signes par lesquels on prouve la pureté (ATQ) de race du cheval vu selon son extérieur.

Abu Obeïda est très bref : « La finesse des lèvres et du bout du nez, de la couronne et de ce qui apparaît de sa peau sous sa robe. »

Description de l'ATQ (le Pur)

« On se réfère pour prouver la pureté du cheval : à la finesse des lèvres et du bout du nez, à la dilatation des naseaux ; [à ce que] les os qui sont proéminents dans la face au-dessous des yeux [sont] décharnés, de même pour les larmiers ; à la finesse des paupières et de la partie supérieure des oreilles ; à la finesse de l'encolure dans sa partie immédiatement voisine du sommet, la peau en étant fine et adhérente ; à la douceur des poils de la couronne et de ceux qui couvrent les genoux, et, plus déterminant que tout ceci, à la douceur de la crinière et du duvet du toupet ; on doit retrouver l'ensemble de tout ce qui a été décrit, une partie conditionnant l'autre. »

« Si de ce que j'ai décrit on ne trouve pas tout dans le cheval, cependant que certains [de ces caractères] s'y trouvent réellement, il rejoint les Jiyad (il est à mettre au rang des jiyad) s'il est Atq. »

« Ceci étant, si son naturel se caractérise par l'intensité de son souffle, la largeur du nez, des naseaux et du thorax, par l'encolure longue et bien attachée au garrot, l'abdomen important, les cuisses puissantes, l'artère fémorale enveloppée, la solidité, la puissance, l'importance des articulations des genoux, et par l'importance et la solidité des sabots, il rejoint les nobles chevaux utilisés en course (jiyad). »

Nous avons divisé ce texte en trois parties pour bien faire saisir au lecteur le développement des idées d'Abu Obeïda.

D'abord reprenant ce qu'il a déjà décrit dans les chapitres précédents, il résume les caractères extérieurs par lesquels la pureté du cheval s'exprime.

S'ils existent tous, la crédibilité de la pureté doit être totale.

Mais, tout homme de cheval sait bien qu'il est exceptionnel de trouver toutes les beautés réunies dans le même sujet. C'est pourquoi Abu Obeïda introduit une nuance importante : si par la notoriété publique ou toute autre preuve (Hudjet [confiance en l'éleveur], stud-book à notre époque) on a la certitude que le cheval est sans mélange dans son lignage, alors, s'il présente réellement quelques-unes des beautés décrites, et en particulier la plus déterminante, alors nous pouvons le classer parmi les meilleurs : les Jiyad.

Il apparaît ici clairement que dans la conception arabe des grands siècles où a été faite la sélection du cheval de course : l'origine, condition nécessaire, n'est jamais suffisante pour accorder de l'estime à un sujet.

Il doit toujours exprimer sa noblesse par son extérieur, au moins dans une certaine mesure. Enfin, il doit présenter en outre des points de force définis, pour être classé cheval de course.

De ce que les Arabes aiment chez le cheval

« Les Arabes aiment que le cheval ait une crinière très noire, souple ; [ils aiment] la douceur du chakir (c'est-à-dire les poils très fins autour du toupet)... (Abu Obeïda poursuit la description puis conclut) ... Tout ceci pour la beauté, sauf la crinière et la douceur du chakir qui font partie des signes auxquels on se réfère pour prouver la pureté (Atq), c'est ce qui prouve de façon déterminante cette pureté. La souplesse du chakir est sentie par celui qui palpe comme du duvet ; s'il y trouve de la disgrâce [terme littéral employé par l'auteur] il a la certitude de l'impureté, celle des races autres que l'Arab. »

Autrement dit les Arabes sont intransigeants sur ce caractère, preuve de la pureté.

Aux pages 65 et suivantes, on peut lire ces lignes qui nous éclairent sur la conception que les Arabes se sont faite du cheval de race.

« On aime parmi les chevaux ceux qui sont purs (Atiq), qui ont une origine (hariq), qui sont forts (jassim), de parents connus (maaruf el Aba wa l'umahat : connus de pères et de mères) par lesquels on remonte à leur origine (mensub) exempts de l'impureté (hedjina) qui les rattacherait aux lignages autres que ceux des chevaux des Arabes. »

On notera au passage tous ces termes que nous avons rassemblés dans le tableau du vocabulaire au chapitre VI.

C'est dans les oeuvres des poètes antéislamiques que les savants arabes ont recherché les origines de leurs chevaux. Voilà ce que nous apprend Abu Obeïda, nous indiquant ainsi la méthode des généalogistes de son époque. Il nous cite les poètes les plus connus et les plus crédibles.

- Al Qama ibn Abdu Akhu bani Rabia banu Malik bnu Zaid ;
- Zaid ben Amru l'Hanafi ; - Abu Daoud l'Ayadi ;
- Nabigha (l'un des plus célèbres).

A partir de ces sources il a lui-même établi une liste des chevaux chefs de la race arabe.

As Jadi  [de la tribu] des Beni Azd
Lahiq
L'Wajih
Ghorab
[appartenant à] une riche propriétaire, ils étaient maarufa mensuba
Mudhab  [appartenant à] un riche propriétaire
Awaj [ayant appartenu] au roi des Kinda
aux Beni Suleym
aux Beni Hillal
Dhu l'Oqal [ayant appartenu] aux Beni Riyah
aux Beni Irbua
Fayad
Sabal    
Sarih
[ayant appartenu] aux Beni Jaada
Halab
Dif
[ayant appartenu] aux Beni Taghlib

Il écrit: « Tout poète parmi ces poètes arabes a parlé du hariq mensub (celui qui a une origine à laquelle on peut remonter) des chevaux et il fait remonter son cheval [celui dont il parle] à ce qui est connu [des chevaux], ceux-ci [les poètes] croyant que le meilleur cheval est l'hariq de pères et mères connus, exempt de Hadjina (l'impureté, même racine que hedjin). Si le cheval est inconnu (mejhul) s'il participe aux courses sans origines connues [hearq] et sans lignage [nasab], il est dit sorti (Kharidji, celui qui est sorti de son lignage) s'il est bon (Jawad, celui qui est bon  voir Chap. VI). »

Ces textes, inconnus en France, apportent une lumière nouvelle dans la connaissance du cheval arabe. Nous les considérons comme fondamentaux. Ils répondent à toutes les questions qui se posent à propos du cheval pur. Du même coup, à leur lecture, toutes les fables de la littérature européenne s'effondrent.

Car ce sont les plus anciens documents connus sur la question, écrits par le plus célèbre des hippiatres arabes, à l'époque qui fut l'apogée de la civilisation arabo-musulmane ! On doit leur accorder un crédit total car son autorité est incontestée et l'on remarquera dans les textes qui vont suivre que son enseignement a été conservé intégralement par ses successeurs, qui ajouteront des précisions, voire des compléments, mais qui jamais ne dévieront des idées qu'il a exprimées le premier.

Quelles sont ces idées ?

1. Qu'un cheval est arab ou qu'il est hedjin (impur). Cette façon de considérer l'espèce chevaline apparaît constamment dans son texte. Nous le retrouverons chez la plupart des hippiatres arabes.

2. Que la qualité d'arab se démontre par la pureté qui se traduit par des signes extérieurs précis et constants :

- par une constitution physique respirant la force ;
- par une origine connue par les ascendants mâles et femelles, par lesquels on doit pouvoir y remonter.

3. Que les noms des étalons chefs de lignées de la race arabe, nous ont été transmis par les poètes. Il cite douze de ces étalons qui ont vécu entre le début de notre ère et l'hégire. Ceci est important. Ce témoignage nous ramène sur le plan de la pratique, en faisant appel à des notions parfaitement vraisemblables, permettant de reléguer au rang de la culture fabuleuse les origines héritées de la tradition religieuse, ou des légendes folkloriques. En cela Abu Obeïda se place dans une perspective réellement objective et pour tout dire, en forçant à peine les mots, scientifique. Dès lors si l'on fait l'effort de comprendre la mentalité tribale bédouine, on saisit la réalité de l' « hariq mensub » et nous sommes ainsi convaincus de la généalogie sans faille du cheval pur (l'Atiq), bien plus que par des pedigrees écrits, auxquels les Européens ont accordé beaucoup trop de crédit.

4. En homme de cheval averti, Abu Obeïda donne une place déterminante aux caractères différentiels que l'on décèle dans l'extérieur du cheval. L'importance extraordinaire - pour nous Européens habitués à nous accommoder des défauts de nos montures - qu'il donne à « la souplesse du chakir » est convaincante à cet égard. Le plus beau pedigree ne vaudra rien si le sujet ne possède ce caractère...

5. Enfin, et cela est spécifique de la mentalité arabo-musulmane qui est convaincue plus que tout autre de la relativité des jugements humains, le cheval ne prendra rang parmi les grands que si, à l'épreuve, il se révèle Jawad. Bien plus, celui qui serait Jawad mais n'aurait pas d'origines connues, sera déclaré Kharidji. C'est dire qu'on lui accorde un préjugé favorable : il est sorti de sa lignée (sous-entendu arabe) et, soyez-en assurés, placé bien au-dessus des Impurs (Hedjin).

6. Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer que dans une telle conception, des chevaux étrangers à l'élevage arabe, mais dont les origines peuvent être considérées comme en étant issues (l'Anglais par exemple) peuvent fort bien, à la limite, être admis dans la famille du cheval de race pure. Si l'on a une certaine idée de ce qu'ont pu être certains bouleversements historiques, cela ouvre la possibilité à bien des hypothèses, ou explique bien des faits.

Au XIVe siècle

D'après Abu Bakr Ibn Bedr, extrait du Naseri ou la perfection des deux arts.

[Tome II, première exposition. Chapitre XI, « Du cheval de course »]

« ... Le cheval de hautes courses a les caractères suivants : nez effilé, à tel point que l'animal boirait dans un kouz ou grand verre en fer blanc. Naseaux évasés, front large, oreilles allongées, joues presque décharnées, sèches. Œil saillant. Trois choses noires : le tour extérieur de l'oeil, les lèvres et les sabots ; genoux lisses et polis. Ventre et flancs dégagés et forts. Tendon bien détaché - proéminence accentuée des deux saillies charnues préthoraciques. Coude assez court, trachée souple et fine. Thorax ample et développé, racine caudale courte, queue longue, encolure longue, dos court, croupe ronde et pleine. »

[Chapitre XIV, « Proportions des diverses parties du corps »]

« On recherche et aime dans le cheval : la beauté de la face, la finesse des lèvres, la longueur de l'ouverture de la bouche en haut... La longueur de la langue, car lorsque la langue est longue, la salive est plus abondante et cette circonstance est un soulagement dans les courses et les fatigues. La finesse du bout du nez... La largeur des naseaux. La ligne droite du chanfrein, c'est-à-dire que le nez ne soit ni camus, ni busqué, ni moutonné. Le soulevé ou saillie de l'espace interoculaire. La sécheresse ou manque de chair aux deux os zygomatiques... L'uni et l'étendu des deux joues. La grandeur des yeux, leur noir foncé, leur vivacité du regard. L'étroitesse des deux creux sus-orbitaires ou salières. L'étendue de la distance qui sépare les oreilles. La longueur suffisante des oreilles. La largeur du front. La longueur de l'encolure, la petitesse de la gorge, la sortie bien montée du garrot, la proéminence et l'étendue de bas en haut du sternum, et des deux saillies pectorales ou reliefs charnus préthoraciques, la brièveté des bras... car alors les avant-bras sont plus allongés et dégagés. Le développement de la pointe du coude... La brièveté du canon de chaque main...

« On recherche et veut aussi : la richesse de chair sur les deux flancs, derrière les coudes et les épaules, car alors il y a vigueur et force ; le peu de longueur du dos, la largeur des vertèbres et leur position uniforme et égale, la longueur des côtes... La proéminence des hanches et leur distance, l'épaisseur de la racine de la queue, car c'est là que finissent les lombes et que se trouve leur extrémité la plus éloignée, il importe donc que ce point soit fort et vigoureux. La largeur et la longueur des cuisses, c'est-à-dire depuis les hanches jusqu'aux jambes. La brièveté et la largeur des jambes lorsqu'on les regarde de face... La position ou station droite des pieds... La saillie du jarret très détachée et bien dirigée.

« Voilà ce que nous avons désiré signaler relativement à ce qui constitue la conformation des chevaux de bonne race. »

[Tome II, troisième exposition. Chapitre IV, « Sur le cheval de sang »]

« Nous avons à tracer les qualités distinctives du cheval de pur sang. C'est le premier et le plus noble de tous les animaux, le plus puissant de force, le plus riche de résistance et de fond, le moins exigeant pour le manger et le boire dans les longs trajets des déserts, dans les expéditions, dans les voyages... Nous voyons le cheval de noble race porter son cavalier avec bagages, armes, armures, provisions, rations et encore avoir la résistance d'un drapeau tenu par la main du cavalier au milieu d'un grand vent... Ce cheval ainsi chargé va un jour tout entier, sans se fatiguer, sans souffrir, de la faim ni de la soif...

« Ce cheval de pur sang, ce cheval fort, c'est celui qui a la respiration puissante, l'intérieur du corps et les narines larges et spacieux, l'encolure longue, le montoir, c'est-à-dire l'emplacement vers le garrot, robuste, les cuisses pleines, les hanches vigoureuses, les articulations nettes et dégagées, les sabots solides... La longueur de l'encolure sert dans la course, c'est un appui, un moyen d'équilibre. La grosseur des cuisses est la condition de soutien et de solidité. Le dégagé, la pureté des articulations des membres favorise la fermeté du maintien des tendons sur elles et une garantie contre les gonflements et les déviations. La force des sabots donne une base résistante aux colonnes des membres qui rencontrent et battent le sol et la roche.

« On a dit qu'un témoignage positif de la qualité de pur sang et de fond, est la souplesse des crins petits, ou chakirah, qui accompagnent dans toute la longueur la base de la crinière... »

[Tome II, quatrième exposition, Chapitre IV]

« ...Mais lorsque les oreilles sont dressées vers l'espace interoculaire d'ailleurs développé, que le tégument de la conque est fin, que les oreilles sont allongées, que la base, jusque vers le milieu de leur longueur, est mince, que vers le haut elles sont bien ouvertes, que leur extrémité est effilée et parfaitement dressée, que leur consistance est ferme, que les tempes sont douces et souples, que le poil des conques est fin et soyeux, que le cartilage est bien courbé, le cheval est de race - noble...

« Voyez aussi la face du cheval - qu'il n'ait pas le chanfrein concave, c'est-à-dire déprimé, même au degré moindre que la tête camuse.

« C'est aussi une difformité que le nez bombé, ou le nez enfoncé par le haut, ou la face grasse et empâtée, ou le chanfrein busqué ou nez de tortue, ou le camard prononcé ou nez de rhinocéros. En difformité il y a encore le chanfrein bombé au point de donner une face de chèvre. Si l'os du nez est épais et large, le cheval est berzaun, bon à servir de bête de somme. Mais si les naseaux sont larges d'en bas, rétrécis d'en haut, et que le bout extrême du nez soit fin et effilé, le cheval est de race. Toutes les fois que le nez est bien fendu et ouvert par le haut, de manière que la respiration marche vigoureuse, le cheval est un grand coureur. »

[Chapitre VI]

« Si le devant de l'encolure est grand et haut, et si l'encolure est légèrement arquée jusqu'à la tête, le cheval est de haute race... »

Nous ne voudrions pas être accusé de forcer les textes, mais enfin n'est-il pas clair que l'on reconnaît un cheval de sang à :

la ligne droite du chanfrein ;
le nez fin - bien dessiné - naseaux larges d'en bas, rétrécis d'en haut ;
l'encolure en arc - la gorge mince ;
les oreilles dressées (longues), bien enroulées en bas, ouvertes en haut (se terminant en pointes effilées), aux poils fins et soyeux, en mouvement ;
- et enfin et par-dessus tout, la souplesse, la finesse, et la douceur du chakir ?

Au XIVe siècle

D'après Ali ben Abderrahman ben Hodeil el-Andalusi. Extrait de La parure des Cavaliers et l'insigne des Preux, traduit par L. Mercier.

[Chapitre V, Sur les qualités à rechercher dans les différentes parties du corps]

« La beauté de toutes les parties du corps du cheval est toujours accompagnée de l'excellence et décèle la race et l'énergie... Les formes les plus estimées des différentes parties du corps se définissent ainsi :

Longueur de la tête, ce qui consiste en une grande distance, entre son toupet et sa lèvre. Bouche bien fendue, la commissure se présentant au niveau de la fin de la barbe.

Minceur des lèvres, qui doivent être lisses. Longueur de la langue... Finesse du bout du nez, c'est une beauté et un signe de race. Naseaux larges, à bords minces, haut fendus... Faible écartement des ganaches, vers leur point de réunion inférieur ; c'est une beauté. Finesse et délicatesse du passage de la muserolle sur le chanfrein : c'est une beauté. Soudure dans le même plan du chanfrein et de l'os frontal... ; c'est une beauté. Finesse des bords du nez, dont les surfaces doivent être lisses.

Ces qualités sont recherchées pour la beauté et décèlent en outre la race.

Finesse des larmiers, qui ne doivent point s'étaler sur la face ; par finesse nous entendons qu'ils ne doivent pas être charnus et que la peau doit y adhérer; c'est une beauté, en même temps qu'un signe de race. Les cornets du nez ne doivent pas être velus.

... Longueur des joues qui doivent être lisses et larges ; ... Largeur de l'auge... Largeur et éclat des yeux, qui doivent être très noirs... Bonne portée et acuité du regard... Grande distance relative des yeux aux oreilles... Largeur du front, qui doit être peu velu et à peau adhérente.

Longueur des oreilles qui doivent être gracieusement roulées à leur base et vives dans leurs mouvements ; c'est une beauté ; elles doivent, en outre, être fines, douces au toucher, effilées aux extrémités, ce qui constitue un signe de race...

Le toupet doit être peu fourni, long, très noir, doux au toucher. Longueur de l'encolure depuis le toupet jusqu'à la touffe du garrot, c'est une beauté... Abu Obeïda émet l'avis que la longueur de l'encolure est plus nécessaire au cheval qu'à la jument...

Ibn Quoteïba (41)... rapporte ceci : Suleiman, fils de Rabia [Rabia al-Faras - Rabia au cheval - fils de Nizar ancêtre des Anaza (voir chap. IV), la généalogie des Ismaélites], distinguait les chevaux de race des chevaux communs à l'encolure. A cet effet, il faisait apporter une écuelle pleine d'eau que l'on posait sur le sol, puis on faisait avancer les chevaux un par un jusqu'à cette écuelle ; tous ceux d'entre eux qui étaient obligés de replier l'un de leurs antérieurs pour boire étaient rangés dans les chevaux communs, et tous ceux qui buvaient sans ployer un antérieur étaient classés par lui dans les chevaux de race.

Finesse de la gorge près de la tête, c'est une beauté.

Minceur de l'encolure à sa partie supérieure au point de l'attache de la nuque... c'est à la fois une beauté et un signe de race. Les ligaments sus-épineux cervicaux doivent être haut placés et solidement soudés à l'épaule. Cette disposition assure plus de solidité à la liaison de l'encolure et de l'épaule... Largeur de l'encolure à la base et mobilité de la peau à sa partie inférieure... L'encolure dans son ensemble doit être élevée, ce qui est une beauté et un indice d'énergie.

Les épaules doivent être attachées haut sur le garrot, de façon que leur partie supérieure soit, pour ainsi dire, enfoncée dans le garrot. La pointe de l'épaule, à son articulation avec le bras, doit être peu charnue et saillante... Les deux muscles ilio-spinaux doivent être saillants et charnus... d'après Abu Obeïda. Brièveté du dos. Rectitude de la colonne vertébrale, largeur des vertèbres... Largeur du thorax..., les côtes doivent s'incliner dès leur partie supérieure en s'élargissant et être longues... Solidité de la région rénale. Il est préférable également que cette région soit large, charnue, dans le même plan que le dos. Les pointes des hanches doivent être haut placées, en saillie, éloignées l'une de l'autre. Largeur des os iliaques, qui doivent être bien garnis de chair, longs et à peau adhérente. Abu Obeïda est d'avis que les hanches doivent avoir un peu de pente, ce qui est meilleur pour la course ; il ajoute que la forme carrée est plus agréable à l'œil et que la largeur des os iliaques vaut mieux que leur longueur.

Force et épaisseur du sacrum, sans que sa position soit trop élevée, ni surbaissée, ce sont les conditions de la vigueur. Abu Obeïda est d'avis que la meilleure condition est une moyenne entre l'enfoncement et l'émergence du sacrum.

La région du poitrail doit s'harmoniser avec celle des épaules. Brièveté des bras, afin que les épaules soient en saillie et les coudes rentrés... Abaissement du sternum qui permet plus de longueur aux côtes... Longueur et épaisseur des avant-bras... Brièveté et largeur des canons antérieurs... tendons larges et bien détachés... Finesse et netteté du boulet... petitesse de l'ergot... l'os du paturon doit être large... Le sabot doit être gros... la pince aiguë, le bourrelet distant du sol à sa partie postérieure... Les muscles du plat de la cuisse doivent être charnus. Les muscles ilio-abdominaux doivent être charnus, car cela achève de renforcer la cuisse, or c'est des muscles de cette région que dépend l'impulsion. La région du grasset doit être solidement emboîtée et à peau adhérente sur la tête de chacun des deux os...

On déteste le grasset qui dévie et ressort (vers l'extérieur) parce que cette conformation entraîne la faiblesse...

Brièveté et largeur des deux tibias, qui doivent aussi présenter le tejbib, c'est-à-dire la forme convexe... Proéminence de la pointe des jarrets, dont le calcanéum doit se trouver dans le prolongement du tendon d'Achille... Longueur et largeur des canons postérieurs, vus de profil, finesse et minceur de ces mêmes os vus de face ; quant aux paturons et aux sabots postérieurs, ils doivent présenter les mêmes qualités qui sont recherchées dans les antérieurs, si ce n'est que le redressement des paturons postérieurs est pardonnable, ce qui n'est pas le cas pour les antérieurs. »

Ibn Hodeil reprend encore la description du cheval de race dans son chapitre VII : « Sur ce qu'il faut rechercher chez les chevaux, caractéristiques des plus nobles d'entre eux... » et au chapitre IX : « De l'épreuve des chevaux, de leur choix... » Nous ne pouvons qu'inviter le lecteur à consulter son ouvrage (voir bibliographie).

La lecture de la longue citation du chapitre V nous montre la pérennité des canons du cheval de haute race établis par les maîtres arabes à l'époque d'Abu Obeïda. Ainsi, durant six siècles, les hippologues de la civilisation arabo-musulmane n'ont pas dévié dans leur conception du cheval Noble.

C'est certainement la raison majeure de la conservation par une sélection permanente du cheval arabe depuis sa création par les Bédouins nomades de l'Arabie antéislamique. De sorte qu'il est apparu aux Européens, fort peu conservateurs, comme une race à part dans l'espèce chevaline, et même différente pour certains d'entre eux !

Ce pouvoir de conservation de l'arabe, dans sa pureté originelle, est à mettre au crédit de la civilisation de l'Islam, que l'on accuse trop souvent d'immobilisme. En vérité, il s'agit de fidélité à la beauté et à l'impulsion, qui ont atteint la perfection en ce cheval.

Que les Occidentaux apprennent donc ce qu'ils doivent à la civilisation musulmane qui, en plus d'Aristote et de l'Algèbre, leur a légué le cheval Noble par excellence.

Au XIXe siècle

D'après l'émir Abd el-Kader. Extraits de l'ouvrage Les Chevaux du Sahara, général E. DAUMAS.

[Chapitre « Des Races » (sic)]

« Suivant nous, s'il est impossible de faire d'une race où le sang est mêlé une race pure, il est, au contraire, reconnu que l'on peut toujours faire remonter à la noblesse primitive une race pure qui aurait été appauvrie, soit par la privation de nourriture, soit par des travaux excessifs et non appropriés à la nature du cheval, soit par le manque de soins, dont, en un mot, la dégénérescence n'a pas pour cause un mélange de sang.

Quand il n'y a pas de notoriété publique, c'est par l'épreuve, par la vitesse unie au fond, que les Arabes jugent des chevaux, qu'ils en reconnaissent la noblesse, la pureté de sang ; mais les formes révèlent aussi leurs qualités. »

Ce passage est capital. L'émir résume ici les principes fondamentaux qui ont permis aux éleveurs bédouins de créer par sélection le cheval de race, au cours des siècles. Il fait clairement apparaître que le principe le plus important est celui de la connaissance des lignées. Il dit sans ambiguïté que cette connaissance est fondée sur la notoriété publique. Et non pas sur des certificats (Hudjet ou Hujjet) qui n'ont été inventés que tardivement pour satisfaire les acheteurs européens et ne présentent qu'une garantie sans grande valeur. Ceci est d'ailleurs confirmé par la plupart des explorateurs occidentaux des XVIIIe et XIXe siècles, tant au Machrek qu'au Maghreb.

Quant au second principe, qui revêt une importance particulière au cas où la crédibilité des éleveurs est sujette à caution, beaucoup parmi les amateurs de « l'Arabe », l'ont oublié ou tout simplement l'ignorent, ce qui est très grave! Et cela se double d'une autre erreur, commise par les quelques-uns qui ont eu conscience de la nécessaire vérification des caractères de race par l'épreuve. Ils n'ont le plus souvent employé que la course de vitesse, oubliant la course de fond. Cela aussi est très grave ! Car, pour conserver le cheval arabe dans sa pureté, la sélection par l'épreuve de fond est de la plus haute importance. De nos jours une évolution semble se dessiner en ce sens, dans quelques pays. Ça n'est pas le cas de la France, hélas ! Un étalon de la race noble ne devrait-il pas, pour être approuvé, avoir apporté la preuve de son lignage (être hariq mensub), de la pureté de ses beautés (être Safineh) et par-dessus tout celle de sa qualité en courses de vitesse et de fond (être jawad) ?... C'est de cette seule façon que l'« Arabe » retrouvera en notre élevage national le crédit que nous lui avons fait perdre par notre ignorance.

Enfin, dans le texte suivant, l'émir Abd et-Kader cite le troisième principe de sélection : les canons anatomiques, principe que nous venons de rappeler.

[Chapitre « Coutumes de guerre »]

L'émir écrit: « C'est un cheval qui, sans jamais se fatiguer, finit toujours par faire demander grâce à son cavalier. Sa tête est sèche, ses oreilles et ses lèvres sont fines, ses narines bien ouvertes, son encolure légère, sa peau noire et douce, ses poils lisses et ses articulations larges. Par la tête du Prophète ! il est de noble race, et vous ne demanderiez jamais combien il a coûté si vous l'aviez vu marcher à l'ennemi! »

L'émir Abd et-Kader a écrit bien d'autres choses intéressantes sur le cheval de race, et le lecteur se doit de connaître le livre du général Daumas qui eut, au XIXe siècle, un grand retentissement en France. Qu'il nous soit permis ici, de nous élever contre le discrédit dont certains auteurs étrangers ont tenté d'entourer son témoignage. On doit au contraire le considérer comme l'un des meilleurs témoins modernes de la conception arabe de l'élevage des chevaux nobles et ce pour une triple raison.

- Chef religieux d'une grande culture il nous a transmis intégralement l'héritage des hommes de cheval de la grande époque de l'Islam, des VIIe, VIIIe et IXe siècles. (L'époque des califes de Damas et de Bagdad.)

- Chef de guerre qui tint les Français en échec de 1832 à 1847, il avait une parfaite connaissance de l'élevage et de l'emploi du cheval de race ayant la guerre sainte comme finalité.

- Homme d'une grande noblesse, qui fit l'admiration de ses adversaires par sa droiture, son honnêteté, sa grandeur d'âme et sa dignité dans l'adversité, il est pour nous un témoin d'une moralité exemplaire. C'est d'une grande importance quand on fait des recherches en pays d'Islam. Et ceux qui nous ont rapporté, du Machrek essentiellement, la fabulation, désormais internationale, sur le cheval arabe (fabulation qui nous embarrasse de nos jours) ont souvent péché en ne vérifiant pas l'honorabilité de leurs informateurs.

C'est avec le témoignage de l'émir Abd et-Kader que nous terminerons cette recherche du cheval arabe dans la nation et la civilisation arabo-musulmanes. Si le lecteur nous a suivi jusque-là, il a présent à l'esprit les étapes de notre marche méthodique, qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler !

Nous faisant Arabe parmi les Arabes, afin de pénétrer leur manière de sentir, nous avons d'abord étudié la filiation des chevaux selon leurs auteurs les plus respectés. Puis, pour préciser, pour éclairer certains points obscurs, nous avons interrogé l'histoire de cette grande Nation. Ensuite, ayant acquis la certitude que le cheval de race, n'aurait pas existé sans la civilisation arabe, nous avons interrogé la langue arabe elle-même, venue précisément à maturité au moment même où le cheval de race prenait une place privilégiée chez ce peuple. La langue arabe qui est un témoin irréfutable en sa perfection. Enfin, après avoir ressenti l'amour du Cavalier descendant d'Ismaël pour son compagnon, si bien exprimé par les poètes antéislamiques et particulièrement dans la Moallakah d'Imrul-Kais, c'est aux zootechniciens avant la lettre que furent Abu Obeïda, Abu Bekr et Ibn Hodeïl que nous avons demandé de répondre à la question fondamentale, et au total la seule question importante :

Qu'est-ce qu'un cheval de noble race ?
Qu'est-ce que le cheval arabe ?

Nous allons tenter d'exprimer les réponses qu'ils ont faites à ces deux questions en notre dernier chapitre.




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