Denis Bogros
(1927-2005)

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Les chevaux des Arabes
(1978)

Chapitre 5
Les différentes thèses européennes sur l'origine des chevaux des Arabes


Nous pourrions arrêter ici nos recherches sur l'apparition du cheval et sa sélection chez les Arabes. Le lecteur voudra bien admettre, en effet, que l'histoire du Proche-Orient et la filiation des chevaux selon les Arabes nous ont apporté des réponses claires et suffisantes sur cette question. L'historien et islamologue Maurice Lombard les résume ainsi dans son remarquable ouvrage posthume, L'Islam dans sa première grandeur : « ... La race syrienne, née dès l'époque romaine par croisement d'étalons barbes importés en Syrie du Nord avec des chevaux iraniens (33) et que nourrissaient les pâturages d'hiver du désert steppique (Bâdiyat-aš-Šam), s'étendit à l'époque musulmane, vers le Nağd (Nedjd), région des hauts pâturages de l'Arabie centrale. »

Mais il se trouve que, depuis le XIXe siècle et jusqu'à nos jours, les spécialistes du cheval arabe - qui ne sont pas tous des historiens - ont passionné le débat sur ce problème des origines. Bien que cela ne représente qu'assez peu d'intérêt pour nous, notre étude serait incomplète si nous ignorions les thèses en présence. Elles sont au nombre de trois :

- La thèse de l'origine asiatique du cheval arabe ;
- La thèse de l'origine africaine ;
- La thèse de lady Wentworth ;
- Et leur prolongement: les deux variétés de chevaux arabes (?).

La thèse asiatique

Elle a été soutenue au XIXe siècle par William Youatt et le commandant Duhousset. Mais c'est Pietrement, dans son ouvrage que nous avons déjà cité, Les Chevaux dans les temps préhistoriques et historiques, qui a le mieux défendu cette thèse. Le lecteur l'aura sans doute découverte dans notre exposé historique car nous nous y sommes ralliés pour une large part. Ses arguments sont les suivants. La Bible ne décrit jamais les Arabes comme cavaliers, mais comme chameliers, ceci étant confirmé par l'histoire des rois assyriens. Par ailleurs, les auteurs de l'Antiquité et surtout Strabon, nous prouvent qu'il n'y avait pas de chevaux dans la péninsule Arabique un quart de siècle avant notre ère (expédition d'Aelius Gallus). Or, les Arabes surgiront sur la scène du monde au VIIe siècle, non seulement devenus cavaliers, mais dotés d'un cheval qui leur permettra de faire les conquêtes les plus fulgurantes et les plus lointaines connues de mémoire d'homme.

La conclusion s'impose : D'abord - et là-dessus tous les historiens sérieux sont unanimes - le cheval a été introduit dans la péninsule à partir du début de notre ère. Il fut adopté par les plus riches des pasteurs nomades et participa directement à la création de la très originale société bédouine du dernier siècle avant l'hégire, qui fit l'admiration de Renan. Par ailleurs, les migrations des tribus arabes, d'abord les Kahalanides, puis les Ismaélites (les fils de Nizar), s'étant toujours faites vers le Croissant fertile, ces tribus conservant toujours des relations avec leurs parents restés dans la péninsule... C'est de Mésopotamie et d'Irak que le cheval a été introduit dans le Djeziret al-Arab (la péninsule Arabique). Mais bien plus : ce cheval d'entre Tigre et Euphrate nous est parfaitement connu. C'est celui des Assyriens des bas-reliefs d'Assur et de Ninive, se présentant soit avec un profil rectiligne, soit avec un chanfrein légèrement excavé ! C'est le cheval de la vieille souche aryenne venu d'Asie centrale (Ferghana).

On voit que cette thèse d'une grande clarté débouche en outre sur une filiation du cheval arabe qui est très satisfaisante pour les zootechniciens et les amoureux du profil concave ! Pietrement avance même que cette importation a suivi le canal des tribus issues de Kahalan, et plus particulièrement celles des Azdites Djodhaima ibn Malik et des Lakhmides qui régnèrent du IIIe au VIe siècle sur le puissant royaume de Hira. « Les successeurs de Malik devinrent les alliés des Sassanides... » ; « Les rois de Hira, maîtres d'un pays d'une fertilité incomparable et renommé pour la multitude et les qualités de ses chevaux, s'étaient vite élevés à un haut degré de puissance et de splendeur... ». Ce royaume conserva des relations intimes avec la mère patrie. L'écriture arabe y fut inventée et de là introduite dans les tribus restées dans la péninsule (34), qui se réunissaient chaque année à la célèbre foire d'Okazh et pour le pèlerinage au temple de La Mecque. C'est à l'occasion de ces rencontres que se développa et s'unifia la civilisation bédouine pendant les deux siècles qui précédèrent l'Islam. Dans cette civilisation les joutes poétiques et les actions chevaleresques des cavaliers et de leurs chevaux eurent une part importante. On peut noter à ce propos qu'aucune poésie antéislamique ne cite de cavalier arabe, antérieure au IVe siècle.

La thèse africaine

Elle a été soutenue au début du XX° siècle par le professeur Ridgeway en Angleterre, le professeur Reinach (Revue d'Anthropologie, 1903, tome XIV) et le consul L. Mercier (traducteur d'Ibn Hodeil el-Andalusi, 1923), en France. Ce dernier l'exprime ainsi : « ... on peut conclure que les traditions arabes passées au crible de la critique, sont toutes en faveur de l'origine africaine de la race chevaline arabe, ou du rôle capital joué par le sang africain dans la constitution du cheptel arabe. » C'est net ! Quels sont ses arguments ?

L'argument fondamental est la perméabilité de la mer Rouge entre l'Abyssinie et le Yémen dont on a la preuve dès la plus haute Antiquité. Nous en sommes convaincus, l'histoire de cette région que nous avons étudiée au chapitre III nous en a apporté maintes preuves. Second argument : les textes anciens et les traditions arabes sur l'origine du cheval confirment cette thèse. En effet, si l'on admet que le premier étalon arabe est Zad er-Rakib, venant des écuries de Salomon, on ne peut nier son origine africaine. « C'était d'Égypte que venaient les chevaux de Salomon. » (Premier Livre des Rois, X, XXVIII). Confirmation nous en est donnée au Deuxième Livre des Chroniques (« Richesses de Salomon », I, XVI). Par ailleurs, au Ve siècle le roi-poète errant Imrulkais écrit dans un vers : « ... Sur tous chevaux de Berbera à la queue coupée, habitués aux marches nocturnes, pour le courrier. » Or, Berbera est un port de l'Afrique de l'Ouest, au sud du détroit de Bab el-Mandeb. On peut citer aussi le témoignage d'Ibn Hodeil : « On rapporte que Moslin fils d'Amir, envoya un sien cousin jusqu'en Syrie et en Égypte pour y acheter des chevaux... de fait, il ramena des chevaux tels qu'il n'en avait jamais existé de semblables chez les Arabes. » On peut approximativement dater cette anecdote de la fin du VIIe siècle. Nous ajouterons au dossier de cette thèse la poésie d'Imrulkais sur le cheval barbe, citée par l'émir Abd el-Kader (voir chap. VII, « Le Florilège du Cheval arabe »).

Pour ce qui nous concerne, nous acceptons la thèse africaine, mais dans une certaine mesure seulement et en complément à la thèse asiatique. A celle-ci nous donnons la priorité car elle va dans le sens de l'histoire des migrations arabes vers le Croissant fertile. Cependant l'origine africaine d'une partie du cheptel chevalin de la péninsule Arabique ne fait pas de doute. Nous avons d'ailleurs sur ce sujet un témoignage de première main, celui de Niebuhr, le premier explorateur européen du Yémen, qui dans sa description de l'Arabie a reproduit les chevaux qu'il a vus dans cette région. De toute évidence, avec leurs têtes lourdes et convexes, leurs croupes rondes et leurs queues attachées basses et plaquées, ils appartiennent à la race africaine. D'ailleurs, il les a différenciés du Koheli qu'il a vu dans le Croissant fertile, lorsqu'il revint des Indes. « Je présume [car il n'en a pas vus au Yémen] qu'il y a aussi des Kochlani en Dsjof, province du Yémen. Mais je doute qu'on les prise beaucoup dans les domaines de l'Imam (Sanaa-Mareb) parce que les chevaux appartenant aux personnes qualifiées de ce pays me parurent trop beaux (sic) et trop grands pour des Kochlani. » Disons pour en terminer sur cette thèse, que le professeur Ridgeway l'a poussée beaucoup plus loin. Jusqu'à avancer que le cheval arabe n'a eu d'existence réelle et concrète qu'après la conquête du Maghreb par les Arabes musulmans qui en auraient rapporté des étalons ; thèse reprise par le professeur Lombard en 1971 pour une part.

La thèse de lady Wentworth

Dans ses ouvrages : Les Chevaux et Poneys britanniques (1944) ; The Book of the Horse, Part one (1949) ; The Authentic Arabian Horse (1962) ; lady Wentworth, pour laquelle le cheval arabe fut l'amour et la passion de sa vie, a soutenu une théorie étonnante. Elle rejette catégoriquement et sans examen les thèses précédentes. Le cheval arabe vit en Arabie péninsulaire depuis la création, échappant à tout mélange, dans un pays totalement isolé du monde durant des millénaires !!! Cet animal serait donc une espèce différente de l'equus caballus que les naturalistes et les paléontologues font descendre, après une longue évolution, de l'éohippus voire de l'anchithérium, fossiles de l'ère tertiaire. Il aurait échappé à toute évolution, à toute transformation ! On n'a pas manqué de le faire remarquer à la bonne lady, ce qui était bien joué au pays de Darwin. Mais sa foi n'en a pas été ébranlée.

Il est vrai que l'Arabie dont elle parle n'est sans doute pas celle que nous connaissons, décrite comme un pays en grande partie désertique par tous les auteurs, depuis la Bible. Pour elle c'était, il y a bien longtemps, une terre fertile, couverte de forêts, parcourue de rivières, avant l'époque volcanique, période de destructions et de transformations du relief. D'où lui vient cette idée ? De la Bible dans laquelle elle a lu au Livre d'Isaïe (XXI, XIII) : In the forests of arabia we shall sleep... Quant à nous, nous lisons au même verset, version française (La Bible de Maredsous, édition de 1949) : « Passez la nuit dans la brousse de la steppe, caravanes de Dédanites... » Evidemment cela change tout !...

Dès lors elle peut affirmer : « Sauvage à l'origine, ce sujet [le cheval arabe] s'est distingué par des caractères qui en font une espèce particulière: il a été préservé en Arabie de tout mélange avec l'étranger. » Bien sûr sa mère, lady Blunt, dans son ouvrage, Les Tribus bédouines de l'Euphrate, publié en 1879, affirme sa conviction « que l'Arabie était une région où l'on a trouvé trace du cheval à son époque sauvage, et où il fut capturé et domestiqué », mais elle ajoute ce correctif important : « Néanmoins, dans le terme Arabie, je n'incluerai pas la péninsule qui, selon tous les récits que nous avons eus, n'est pas du tout une région convenant au cheval livré à la nature... ». Plus loin, elle se rallie d'ailleurs à la thèse de l'importation du cheval à partir du Croissant fertile : « Ce n'est donc pas dans la péninsule d'Arabie... que l'on a pu trouver le cheptel originel, mais bien plutôt en Mésopotamie... » Dans son dernier ouvrage, lady Wentworth assure que sa mère était revenue sur cette conviction!...

Nous en resterons là au sujet de cette thèse originale. Nous en retiendrons cependant le fait suivant. Recherchant les caractères qui, selon elle, font du cheval arabe une espèce particulière, elle avance qu'il aurait normalement cinq vertèbres lombaires au lieu de six chez les autres chevaux (35). Elle affirme avoir vérifié ce fait sur un cheval de Crabbet. (Le haras anglais où les Blunt avaient réuni d'excellents sujets orientaux qui sont la base de tout l'élevage anglais et que l'on retrouve dans les origines d'une grande partie des sujets arabes élevés de par le monde.) Cela nous conduit à parler d'une autre polémique sur le cheval arabe, qui a divisé les naturalistes français au XIXe siècle.

Existe-t-il deux variétés de chevaux arabes ?

C'est le célèbre professeur Sanson qui, au siècle dernier, a soulevé le problème - et voici en quels termes (Journal de l'Anatomie et de la Physiologie - 5e année, 1868, p. 268, « Mémoire sur la nouvelle détermination d'un type spécifique de race chevaline ».) « ... VII. Conclusions. Des recherches dont l'exposé a fait l'objet du présent mémoire, il est permis il me semble de déduire les propositions suivantes :

1. Il existe dans les contrées orientales deux types spécifiques de races du genre Equus, confondus jusqu'ici sous la désignation unique de cheval arabe ou oriental.

2. Ces deux types se distinguent à la fois par leurs caractères craniologiques, et par le nombre ainsi que par les caractères propres des pièces de leur rachis, en outre des particularités moins importantes des autres parties de leur squelette.

3. Brachycéphales tous les deux, l'un a le frontal disposé suivant une surface plane, les os propres du nez rectiligne, et six vertèbres lombaires dans le rachis, avec sept cervicales, dix-huit dorsales et cinq sacrées ; l'autre a le frontal disposé suivant une surface convexe ou bombée, les os propres du nez légèrement curvilignes, et cinq vertèbres lombaires seulement dans le rachis, également avec sept cervicales, dix-huit dorsales et cinq sacrées ; et les vertèbres lombaires de celui-ci ne diffèrent pas seulement des autres par leur nombre moindre, elles s'en distinguent encore par la forme de leurs apophyses transverses et par leur disposition dans la série.

4. Les deux types orientaux paraissent avoir des origines géographiques distinctes, comme ils sont évidemment issus de souches différentes.

5. Le type oriental à six vertèbres lombaires appartiendrait, dans l'hypothèse, au continent asiatique ; le type à cinq vertèbres lombaires, au continent africain, comme les autres types du même genre, admis déjà par les naturalistes à titre d'espèces distinctes et connus pour n'avoir, eux non plus, que cinq vertèbres, tels que les ânes et les zébridés en général.

6. La réalité et la puissance naturelle d'hérédité du type spécifique de race chevaline à cinq vertèbres lombaires, nouvellement déterminé, s'affirment même par les anomalies du rachis qui ont été observées et dont elles donnent l'explication ; ces anomalies ne paraissent être que le résultat d'un conflit d'hérédité physiologique dans le croisement de ce type avec l'un des autres déjà connus. »

M. Goubaux (36), autre célèbre naturaliste du XIXe siècle, prit le contre-pied de Sanson. Il affirma que la présence de cinq vertèbres lombaires au lieu de six n'est pas un caractère de famille, et que d'ailleurs, les multiples observations faites par les vétérinaires militaires permettent d'affirmer que la grande majorité des chevaux arabes ont six vertèbres lombaires. La question en est restée là pendant près d'un siècle, de nombreux amoureux du cheval arabe ayant admis comme un acte de foi qu'il ne possède que cinq lombaires (lady Wentworth, Mr. Mauvy... et d'autres).

Elle vient d'être reprise par les professeurs américains : William E. Jones et Ralph Bogart, dans leur ouvrage, Genetics of the Horse, paru en 1971. A la page V, ces auteurs font figurer le tableau suivant, établi d'après une étude réalisée en 1962 par R. M. Stetcher :

Vertèbres thoraciques  Vertèbres lombaires
Animaux étudiés Nb 17    18    18 '/2 19 5    5 '/2  6    7
Cheval
commun
55 4 50 1 0 6 1 48 0
Poney
Shetland
7 0 7 0 0 0 0 7 0
Cheval
arabe
7 4 3 0 0 1 0 6 0
Przewalski 32 0 23 0 9 16 0 16 0
Ane 11 1 10 0 0 9 0 2 0
Mulet  6  2 4 0 0 1 0 5 0
Hémione  9 0 8 0 1 9 0 0 0
Zèbre 49 7 41 0 1  5 0 44 0
Zèbre
Grévy
14 0 14 0 0 1 0 12 1
       
Ils en font le commentaire suivant :

« Le cheval arabe, pour beaucoup de personnes, a seulement cinq vertèbres lombaires. En fait, il a été prouvé qu'il en a généralement six, mais par contre la majorité des chevaux arabes ont une vertèbre thoracique en moins. » Et plus loin : « ... comme l'a montré Stetcher, le dos court de l'Arabe traduit habituellement l'absence d'une vertèbre thoracique plutôt que d'une lombaire. » Voilà donc le point de la question soulevée par l'affirmation de lady Wentworth et la généralisation hâtive qu'elle en a faite. On doit sagement se rallier à l'avis de Goubaux : la présence de cinq au lieu de six vertèbres lombaires n'est pas un caractère de famille. D'ailleurs, rejoignant les maîtres arabes du Moyen Age, le célèbre professeur Dechambre n'a pas retenu ce caractère dans sa classification des races de chevaux.

[Carte : Les transferts de chevaux dans le monde musulman]




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