Denis Bogros
(1927-2005)

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Des hommes, des chevaux, des équitations
Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l'Équitation 
(1989)

 CHAPITRE I

Avant-propos
« De l'histoire de l'équitation »

« Pour connaître les principes d'équitation adoptés dans un pays,
il faut étudier nécessairement son équitation militaire.
»

Gustave Lebon, L'Équitation actuelle et ses principes,
Paris, 1892



L'histoire de l'équitation est fort mal connue de la plupart des cavaliers et, singulièrement des Européens. Il y a, à cela, plusieurs raisons et d'abord celle-ci. L'enseignement de cet art ou de cette technique, comme on le voudra, se fait encore à notre époque selon une pédagogie fondée uniquement sur la pratique. L'idée même d'un enseignement ayant pour base soit l'étude des différentes méthodes des maîtres anciens et modernes, soit l'analyse de la « mécanique équestre », soit les deux à la fois, est purement et simplement rejetée par la grande majorité des écuyers professeurs. La plupart d'entre eux se complaisent dans l'empirisme, embrassent la foi doctrinale de tel ou tel maître et excommunient alors tout le reste de l'humanité équestre. Ces gens-là jugent les études totalement inutiles voire même pernicieuses. C'est de cet état d'esprit désastreux que viennent, n'en doutons pas, les difficultés que nous éprouvons pour renouveler nos méthodes et procédés d'enseignement et les adapter à notre société du XXe siècle ! Dans une telle ambiance, que peut penser la gent cavalière de l'histoire de l'art équestre ? Si ce n'est qu'elle est particulièrement superfétatoire !

Mais il y a une autre raison à cette ignorance généralisée ! C'est que cette question, qui n'a tout de même pas échappé à tous les maîtres, a été traitée le plus souvent de façon très partielle, voire même partiale, dans une perspective uniquement européenne. Rareté de la documentation ou chauvinisme ? En tout cas, le fait est là ! Que ce soit : Lancosme, Brèves en 1843, Molier en 1911, Sévy en 1922, Podhajsky en 1968... et bien d'autres ; pour les écuyers européens, l'histoire de l'équitation se résume à ceci Xénophon, deux millénaires de décadence (?), puis la Renaissance et le renouveau contemporain, un point c'est tout ! Quelle impasse ! Quelle inconséquence pour ne pas dire quelle ignorance ! Car c'est précisément au cours de ces deux millénaires que l'homme a inventé l'équitation dans sa forme la plus naturelle ainsi que les outils qui lui ont permis de soumettre le cheval. Ce fut le fait des peuples cavaliers venus d'Orient qui, au cours de cette période historique, ont fait évoluer l'humanité connue, sous la pression de leurs empires. L'Empire arabo-musulman des califes - et l'empire des Steppes des Gengis-khanides, pour ne citer que les principaux. Les premiers abordant l'Europe par le sud, transportés par leur foi religieuse, ont pénétré jusqu'au cœur de l'Espagne, de la Gaule et de l'Italie apportant, avec Aristote et l'algèbre, le cheval oriental et la monte à la genette,... que les Ibériques, à leur tour, devaient transmettre aux Américains !!! Les seconds, arrivant par les steppes de l'Europe orientale, établirent pour des siècles leur suzeraineté sur les principautés russes, imprimant une marque indélébile à l'âme slave et transmettant à l'Europe un mode d'équitation que les cosaques devaient faire rayonner jusqu'à Paris !!
 
Au XVIe siècle, lorsque selon nos historiens européens « académiques », reprend l'histoire de l'équitation interrompue selon eux depuis Xénophon, l'épopée des peuples cavaliers est terminée à jamais. Mais l'Europe, contrainte et forcée, a hérité d'eux l'essentiel de l'équitation naturelle ; héritage à partir duquel elle pourra à son tour créer une équitation originale et spécifique, mais qui ne représente qu'une partie de l'ÉQUITATION ! Car cet art, autant et peut-être plus que les autres, s'est transmis non par les traités mais par la pratique transmise par des maîtres, la plupart inconnus, qui eux-mêmes l'avaient appris de maîtres plus anciens. L'équitation, avant d'être mise en formules, s'est exprimée soit de façon utilitaire, soit guerrière, soit esthétisante selon les sociétés qui l'ont sécrétée. C'est par le contact de ces différentes sociétés qu'elle a peu à peu imprégné les peuples, même les moins doués. Dans ce processus historique, il n'y a pas eu de hiatus, mais une progression continue.
 
C'est pourquoi, les pratiques équestres et hippiques des Européens ne peuvent pas avoir été le fait d'une génération spontanée. Aussi convient-il, par souci de vérité historique, d'étudier la part de l'héritage qu'ils ont reçu des peuples cavaliers(1).

C'est ce sujet que l'auteur tente de traiter dans les pages de ce livre. Cette étude, qui se situe dans l'espace historique précédent la Renaissance, en constitue la première partie. Mais elle nous a entraînés à des recherches complémentaires qui sortent de cet espace. Nous les avons réunies dans une deuxième partie. Et puis, une troisième partie est née, spontanément, au cours du travail de rédaction. Ce sont les notes et commentaires qui ont pris, parfois, un développement inhabituel. Ils permettent une autre lecture de cet ouvrage, en ouvrant de nouvelles perspectives.
 
N'étant pas historien, mais soldat et professeur d'équitation, pourquoi l'auteur s'est-il aventuré sur ce terrain qui n'est pas le sien ? Ce sont les nécessités de l'enseignement qui l'y ont conduit. En effet, ayant eu à enseigner l'équitation à tous les niveaux, il a dû tout naturellement compléter l'enseignement de la pratique équestre, par l'étude de l'environnement hippique qui a engendré cette pratique. Engagé sur cet axe de recherche, il fit la constatation du silence des historiens sur ce sujet, et du délire affabulateur des sous-traitants de l'histoire. Alors que faire ? Eh bien ! étudier et confronter les ouvrages qui, de près ou de loin, abordent l'équitation ; puis, rédiger cette lecture. Celle d'un praticien de la guerre à cheval, de l'élevage du cheval de selle, de guerre, de troupe, de la basse et haute école, de l'équitation sportive et de loisir.
 
Arrivé à ce point de sa profession de foi, l'auteur serait injuste s'il ne citait pas ceux qui, par leurs travaux, lui ont montré la route : Mennessier de La Lance, Lefebvre des Noëttes, Vigneron, dont les œuvres sont fondamentales (2) ; Perron, Daumas, Mercier (3) qui, par leurs traductions et leurs enquêtes, nous ont permis d'aborder l'histoire de l'équitation arabe ; Gianoli, Tavard, Saurel (4) qui ont tenté une totalisation du savoir historique sur l'équitation. Ce qui est utile et méritoire, et montre le long chemin qui reste à parcourir ; Decarpentry et Monteilhet(5) qui nous ont fait connaître l'équitation française et européenne moderne ; Aubin, Cherchève, Grange, Lagoutte, Meniel, Mulliez (6), dont les thèses ont fait progresser nos connaissances dans des secteurs nouveaux par le biais du droit, de la sociologie, de l'archéologie et de l'anthropologie. Il serait plus injuste encore de ne pas dire le bien que nous pensons des multiples publications des nombreux érudits du XIXe siècle qui ont éclairé par leurs travaux des zones historiques restées dans l'ombre.
 
En notant les efforts remarquables de tores ces amateurs, c'est pour nous une nouvelle occasion de regretter que les historiens professionnels aient négligé l'équitation et l'élevage du cheval, aspect si important de l'histoire de l'humanité. Avant de nous quitter, le maître Braudel (7) a fait le constat de cette ignorance sur les questions hippiques. Il a écrit combien il était navrant de ne pouvoir expliquer pourquoi, en France, à la veille de la Révolution de 1789, on élevait encore les chevaux comme à la veille de la guerre de Cent Ans ! Et ce n'est qu'une partie de la question. Si le message a été entendu par J.-P. Digard du CNRS et J.-L. Gouraud, éditeur de la collection Caracole, qui ont rassemblé une vingtaine de chercheurs au colloque d'Avignon, en janvier 1988 (8), par contre l'histoire officielle continue d'ignorer le sujet. C'est ainsi que, publié cette même année, le Dictionnaire d'art et d'histoire militaire (9) oublie le mot « remonte »(10) qui a pourtant sa place, indiquée et indispensable, après le mot « recrutement ». Alors que, durant des siècles, le recrutement et la remonte ont été « les bases de toute constitution militaire », comme l'écrivait le général Oudinot en 1847 (11). Alors que, aucun historien ne peut évaluer la capacité opérationnelle d'une cavalerie, s'il ne peut définir quels furent ses chevaux et le mode de renouvellement de ses effectifs, en un mot, s'il ignore tout de sa remonte ! Quant à l'équitation, technique de la conduite du cheval sous l'homme, elle constitue, avec le recrutement, la remonte et le harnachement, les quatre facteurs qui fondent le système équestre d'une société (12). L'analyse de ce système permet de mieux comprendre certains grands événements. (Par exemple les invasions des VIIe, Xe, XIIIe siècles et, plus près de nous, 1812 ou la Marne 1914.) N'est-ce pas l'un des buts de l'histoire ?

Dans cet ouvrage, nous avons centré notre étude sur le Moyen Age (13). C'est pourquoi - comme les Européens considèrent que l'histoire de l'équitation ne commence qu'avec leur « Renaissance » - nous ne proposons aux lecteurs qu'une introduction à cette histoire. Cela étant dit, nous devons définir l'idée principale qui constitue la trame de cet essai. Idée qui nous est venue depuis quelques années, alors que nous avions entrepris de méditer les exemples de ceux qui nous ont précédés dans l'art de diriger au mieux le cheval sous le cavalier. L'étude de l'histoire de l'équitation nous a conduit à faire une distinction fondamentale entre les peuples nomades qui apparurent au cours des temps, conquérant le monde sur le dos de leurs chevaux et les peuples sédentaires qui battirent de grands empires, foyers de la civilisation et qui, ayant à affronter les premiers, durent adopter à leur tour le cheval pour les combattre. Ces peuples sédentaires, sans traditions équestres, organisèrent des corps de cavaliers qu'ils durent éduquer à cette technique nouvelle pour eux. Ils créèrent de toutes pièces les premières « cavaleries » régulières et furent amenés, en s'inspirant de la manière de faire de leurs adversaires, des qualités et défauts de leurs troupes et des chevaux de leurs élevages, à raisonner l'équitation (de même que la tactique d'emploi de cette nouvelle arme). De sorte que l'on peut avancer le paradoxe suivant : à savoir que ce sont les peuples sédentaires qui ont inventé l'équitation en tant que technique ! Les peuples nomades, au contraire, qui furent les véritables peuples cavaliers, montaient à cheval d'instinct, de la façon la plus simple du monde. Ils ne se soucièrent guère de régulariser leur équitation et de la mettre en formules. Ils conquirent ainsi de vastes empires, le plus souvent éphémères. Signalons tout de suite une exception à la règle : celle des Arabes qui, de peuple chamelier, devenus peuple cavalier, établirent leur puissance sur de vastes contrées et pour de longs siècles et qui, devenus citadins, du moins dans leurs structures étatiques, ressentirent la nécessité de conserver par écrit leur équitation, pour la préserver.
 
Dans les pages qui suivent, nous tentons - essai ambitieux - de découvrir la part de l'héritage équestre qui, ayant ses racines dans le monde antique, nous a été transmis, enrichi par le Moyen Âge qui a connu l'épopée des peuples cavaliers. Spécialiste hippique, l'auteur propose simplement une certaine lecture de l'histoire officielle, sous le triple éclairage de l'équitation, l'élevage du cheval, et l'emploi de la cavalerie. Bien sûr, avec Maxime Rodinson, il sait bien que le « ... spécialiste, formé étroitement dans la perspective d'une spécialité, se montre dilettante quand il prétend juger (-) des domaines extérieurs à celui qu'il a approfondi (14) ». - Que l'on nous pardonne ce travail d'AMATEUR. Ce n'est qu'une modeste contribution aux travaux, à venir, des professionnels de l'Histoire.




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