Denis Bogros
(1927-2005)

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Des hommes, des chevaux, des équitations
Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l'Équitation 
(1989)

 CHAPITRE VI

L'équitation des peuples cavaliers au Moyen Age
Les Hongrois - les Ottomans - les Tatars-Mongols


Alors que les Arabes achevaient leurs conquêtes, et que les Européens construisaient leur nouvelle société féodale, de nouvelles vagues de peuples cavaliers sortirent des steppes du Nord-Est. (Les Arabes et les Maghrébins étaient venus des steppes du Sud.) Par les plaines de la Russie méridionale et du Danube, ils atteignirent l'Europe centrale et même occidentale. Ce furent les Hongrois, les Seldjukides et Ottomans, et surtout les Tatars-Mongols.

LES HONGROIS
 
A la fin du IXe siècle, les Magyars (ou Hongrois) arrivaient aux confins de l'Europe, détruisant le royaume chrétien de Moravie. Puis, ils abordaient les Alpes qu'ils traversaient - fait notable pour une cavalerie - pour se répandre dans la vallée du Pô en 899 et, repassant les monts, pour détruire Besançon en 911. Ils devaient l'incroyable rapidité de leurs incursions au fait qu'ils possédaient des chevaux agiles et résistants et qu'ils utilisaient la ferrure a clous. Revenant sur leurs pas, repoussés par Othon Ier de Germanie à Augsbourg (Lechfeld), en 955, les Magyars se fixèrent dans les plaines du Danube (Kisalföd au nord-ouest et Nagyalföd à l'est). Ils furent pacifiés et christianisés par Etienne Ier, qui reçut la couronne royale en l'an 1000, des mains du pape Sylvestre II (Gerbert d'Aurillac-Auvergne).
 
Dans un ouvrage paru à Budapest en 1971 : Du cheval arabe au cheval hongrois, M. Alapfy Török écrit : « Les découvertes archéologiques mises à jour sur l'emplacement de la bataille d'Augsbourg... nous fournissent des informations précises sur ces guerriers, leurs montures, leur manière de combattre au Xe siècle... Elles nous permettent de déduire que leur civilisation était celle d'un peuple monté évolué. Ce champ de bataille, couvert de tertres funéraires, nous a livré relativement peu d'armes, mais un grand nombre de fers à cheval (1) qui ne pouvaient convenir qu'aux sabots de petits chevaux d'origine orientale. Ces découvertes étayent donc la théorie qui veut que le cheval ancestral hongrois ait été un tarpan. » Le tarpan, appelé aussi equus caballus gmélini a été considéré longtemps comme l'ancêtre des chevaux, le véritable cheval sauvage. En fait, il n'en est rien et l'on sait, depuis la fin du XIXe siècle, que c'est un cheval redevenu sauvage à partir d’ancêtres ayant été domestiqués par l'homme. Le Pr Dechambre a classé l'ancien cheval magyar dans le groupe des races à front plat. A. Török nous apprend, en outre, que les Hongrois du IXe siècle nomadisaient avec des convois de véhicules légers et que, de ce fait, ils possédaient déjà des artisans charrons très adroits, aux techniques très en avance sur celles des Européens. On sait que ce ne sera qu'au XIIe siècle que se généralisera en Europe de l'Ouest, le charroi par chevaux. Ce peuple magyar, qui se stabilise donc au XIe siècle, restera un peuple aux solides traditions cavalières - en contact à l'est avec les peuples des steppes et les Ottomans, à l'ouest avec les sédentaires, il fera le lien entre ces deux mondes aux modes de vie opposés (2). C'est pourquoi à l'époque moderne, quand les généraux occidentaux voudront alléger leurs cavaleries et les rendre manœuvrières, capables d'assurer la sûreté et les reconnaissances lointaines au profit de leurs lourdes armées, ils feront venir de Hongrie des régiments de hussards et créeront des unités nationales du même type. Le style à la houzarde se répandra, ainsi que la selle hongroise, dans toutes les cavaleries légères. Par eux, les Européens réapprendront à monter en étrivant court. Mode d'équitation qu'ils avaient déjà hérité des Espagnols (la monte à la genette) dès la fin du Moyen Age, mais qu'ils n'avaient pas adopté alors, la cavalerie ayant perdu ou n'ayant pas encore acquis une grande importance dans les combats de ce temps, en Europe occidentale.

LES OTTOMANS
 
C'est sans doute le moment de parler du peuple turc. En effet, au XIe siècle, une dynastie turcomane, venue elle aussi d'Asie centrale, établit un empire éphémère aux dépens du califat de Bagdad. Ce sont les Seldjukides qui contrôlèrent la Perse, une partie de la Syrie et de l'Anatolie jusqu'au XIIe siècle. L'Empire musulman, devenu de par ses conquêtes, un état citadin et donc vulnérable, divisé d'autre part par des schismes voire des hérésies, avait de la peine à se maintenir dans ces régions où, depuis l'aube de l'histoire, se succédaient les vagues de nomades cavaliers venues de l'Est. Mais l'Islam possédait une vitalité interne, mystique et intellectuelle, telle que les nouveaux conquérants embrassaient sa foi et, bien souvent, l'ensemble de son mode de vie. De sorte que pour nous, Européens, tout cela est souvent apparu comme une suite sans hiatus et sans apports nouveaux. Avec notre propension à la généralisation, nous avons assimilé rapidement les Turcs aux Arabes et, par voie de conséquence, le cheval turc au cheval arabe... La confusion s'établira sur ce plan jusque dans le général Stud book de la race anglaise !... En fait, originaires des steppes où les cavaliers avaient l'habitude ancestrale de combattre en mêlées (différent du système méditerranéen, nous l'avons vu), ayant adopté l'Islam et sa civilisation, les Turcs se situent sur le plan de l'équitation militaire, en transition entre les cavaliers sémites et méditerranéens aimant le raid et le coup de main, et les cavaliers mongols qui vont surgir des steppes d'Asie centrale - embrigadés dans des masses de cavaleries énormes, remarquablement structurées, à la discipline impitoyable. Une de leurs tribus, établie au cours du XIIe siècle dans le nord-est de l'Anatolie, à la frontière de l'Empire byzantin, devait prendre une grande importance. Quand l'Empire seljukide s'effondra sous les coups des Mongols, cette tribu sous la direction de son chef, Osman, poussa vers l'ouest. On les appela les Osmanlis ou Ottomans. Ils se lancèrent dans une guerre qui devait durer trois cents ans et dont le résultat fut la formation de l'immense Empire ottoman. Les premières conquêtes, réalisées aux dépens de l'Empire byzantin, amènent les Turcs au bord de la mer Egée (vers 1300). En 1354, ils passent en Europe et malgré une résistance acharnée, ils prennent possession de la Bulgarie et battent les Serbes dans la plaine de Kosovo en 1359. En 1452, de tout l'Empire byzantin, autrefois si puissant, seul résistait encore la métropole. Mais cette même année. Constantinople succomba à son tour, après un siège des forces interarmes du sultan Mohamed II, qui possédait la plus puissante artillerie jamais apparue sur un champ de bataille (56 canons et 13 bombardes). Le règne de Soliman II le Magnifique (1520-1566) marque l'apogée de la puissance ottomane. Il conquiert la moitié de la Hongrie, tandis que ses troupes prennent une grande partie de l'Empire des califes, Tunisie et Algérie comprises. Mais si ses troupes s'emparent de Bagdad, il ne réussit pas, pour sa part, à entrer dans Vienne - son successeur subit devant les chrétiens la défaite navale de Lepante (1571), signe du reflux de la poussée des Osmanlis. Un siècle plus tard, ils tenteront en vain un nouveau siège de Vienne (1683). Des armées européennes diverses dont les Polonais, sous le commandement de Jean III Sobieski, les re-pousseront définitivement. Il faudra encore deux siècles et demi pour que les peuples européens, du centre et du sud-est, recouvrent leur indépendance peu à peu. L'Empire ottoman disparaît à la fin de la Première Guerre mondiale.
 
Quant à l'équitation, les Turcs ont eu sur l'Europe une influence importante, bien que difficile à saisir, car elle se situe principalement sur le plan militaire. Ils furent les premiers à concevoir le combat interarmes. Les premiers, ils surent employer l'artillerie en masse (cf. ci-dessus). Mais aussi - comme Philippe de Macédoine, père d'Alexandre le Grand avait créé la Phalange, infanterie d'élite, éclairée par une cavalerie légère - les Turcs, sous la direction d'Or Khān, fils d'Osman, organisèrent un corps de cavalerie mobile : les Spahis travaillant au profit d'un corps d'infanterie entraîné et discipliné : les Janissaires. Par les campagnes incessantes qu'ils ont soutenues contre les peuples des régions danubiennes, jusqu'au coeur de l'Europe et durant des siècles, ils ont contribué à y créer un type d'emploi de la cavalerie et, par voie de conséquence, un style d'équitation bien différent de ceux pratiqués par les Occidentaux à la même époque : fin du Moyen Age et Temps modernes.
 
La cavalerie turque est le produit d'un double héritage. Celui des Arabo-musulmans et celui venu d'Asie centrale. Le cheval ? le Turc, venant des souches syriennes, cheval arabe grandi, moins rapide, mieux équilibré et le turcoman Tékké ou Yamoud, l'ancien cheval niséen (3). L'équitation ? héritée essentiellement des Turcomans et des Persans pour la manoeuvre en masse, elle garde cependant un certain style de vitesse hérité des Arabes. Les selles sont dérivées de celles du Horezm au pommeau développé. Les mors sont à palette et anneau gourmette permettant la « reprise » immédiate du cheval. Ce mors a été, d'ailleurs, longtemps appelé mors turc, avant que les Européens du XIXe siècle ne le dénomment mors arabe (4). L'étrier est large, à planche importante pour permettre au pied de s'y appuyer, lorsque le cavalier se dresse pour combattre. La tactique d'emploi ? Elle est déjà très évoluée. La cavalerie sait agir loin en avant des gros pour éclairer et reconnaître. Elle sait agir en masse en coopération avec une infanterie solide (les Janissaires) et une artillerie importante. Elle sait enfin soutenir le combat corps à corps pratiquant une escrime à cheval savante. En résumé, elle pratique l'attaque et le repli, suivi du retour offensif avec enveloppement de l'ennemi désuni, ayant sa cavalerie épuisée par des charges dans le vide et séparée de son infanterie. On reconnaît là l'héritage mélangé des Arabes, des Persans et, sans doute, aussi une influence mongole. C'est précisément l'étude de l'équitation des peuples mongoliques sortis des steppes d'Asie centrale, au XIIe siècle, que nous allons entreprendre maintenant.

Planche XVIII-a
Les Nomades cavaliers du Nord. La Yourte. Le cheval mongol.

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Planche XVIII-b
The Horizontal Mongol Type Horse. Photographie prise en 1892 (14 ans) (1 m 37c)... Serko-Cheval de Sibérie (fleuve Amour)
Avec le Sotnik (lieutenant) Péchkoff, en 1889, a rejoint Saint-Pétersbourg : 8.838 km en 193 jours ! (à comparer avec le cheval Barbe. Planche XV-b).

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MONGOLS ET TATARS
 
Au commencement du XIIIe siècle, surgit des profondeurs de l'Asie, un mouvement qui va jouer un rôle capital dans l'histoire d'une grande partie de l'humanité - les historiens l'appellent l'invasion mongole ou tatare - ce mouvement s'étendra en Europe sud-orientale où les Tatars, dès la troisième décade du XIIIe siècle deviennent maîtres absolus du Diecht-i-Kyptchak et y établissent les bases du vaste et puissant empire connu dans la littérature orientale sous le nom de « Oulouss de Djoutchi »... et dans la littérature russe sous celui de « Horde d'Or (5) ». Le Diecht-i-Kyptchak, c'est-à-dire la steppe des Kyptchaks (populations de l'ethnie turque) est le nom donné par les historiens arabes et perses du XIIIe siècle à la Russie méridionale du Dniepr à l'ouest jusqu'au Horezm et au Syr-Daria à l'est, vastes steppes habitées de nomades depuis l'origine des temps historiques (l'ancienne Scythie des auteurs gréco-latins) (voir chap. II). L'Oulouss de Djoutchi, autrement dit le patrimoine de Djoutchi, fils aîné de Gengis Khān, fut cet État militaire, dont la capitale fut Saraï sur la Basse-Volga. C'est le plus à l'ouest des États de l'Empire mongol qui allait de la mer Jaune à la mer Noire. Sa suzeraineté s'étendra même durant deux siècles, sur les principautés russes jusqu'à la mer Baltique. La création de cet immense empire, qui durera jusqu'au XVe siècle, est la dernière épopée des peuples cavaliers nomades sortis des steppes de l'Asie.
 
Cette épopée a d'abord été celle de Tamoudjin, né en 1167 dans une petite tribu mongole dans les « prairies steppes (6) » de la rivière Kéroulen au nord du désert de Gobi. Proscrit par les tribus hostiles qui entourent sa horde, il les soumet et, à vingt ans, se fait proclamer Khān des Mongols. Il poursuit son entreprise de soumission des tribus des steppes d'Asie, des monts Altaï à l'ouest, aux monts Khingan à l'est, et au lac Baïkal au nord. En 1206, à trente-neuf ans, il a réalisé l'unité de ce qu'il est convenu d'appeler désormais la Mongolie (7). Grand Khān des Mongols bleus, il prend le nom de Gengis Khān. Ce sera le conquérant du monde selon l'historien René Grousset. Il donne à ces nomades turco-mongols un code civil et militaire que Tamerlan utilisera encore : le Yasaq. Il établit une administration efficace. Il crée un service de transmission de ses ordres d'une performance inégalée les messagers à cheval : Jam. Enfin et par-dessus tout, avec ces chasseurs, archers, cavaliers, nomades du Nord, en exaltant leurs modes de combat ancestrauxt (8), il organise un système militaire incomparable, comprenant des unités élémentaires, réunies en corps qui sont rassemblés en divisions et corps d'armée. Dirigée par un état-major général, entraînée en permanence, dotée d'une doctrine d'emploi tactique, et d'une stratégie (avant la lettre), cette « grande armée de cavaliers » (130.000 pour les uns, 250.000 pour les autres) aura une discipline de fer et le moral des conquérants. C'est l'oeuvre étonnante de Gengis Khān qui, avec elle, va conquérir en moins de onze ans (nous sommes au XIIIe siècle) un empire allant de la Volga à Pékin. Il mourut, en 1227, à soixante ans, « l'un des plus grands génies militaires de l'Histoire (9) ». Ses successeurs agrandiront encore cet empire jusqu'à la Russie, la Pologne, la Hongrie, l'Iran, la Mésopotamie et l'Arménie. Seule la cavalerie des Mameluks les arrêtera à Ain-Diallut en Palestine en 1260 (10). Cette armée mongole était capable de lancer des reconnaissances lointaines dans plusieurs directions à travers steppes, déserts et montagnes, tout en restant toujours en mesure de se concentrer en quelques jours. Cela lui donnait une mobilité stratégique d'une ampleur inconnue, et en même temps, une capacité d'anéantissement jamais atteinte sur le champ de bataille(11). Et que l'on ne croit pas que les adversaires de Tamoudjin étaient négligeables ! Les armées du roi d'or de Cathay (Chine), ou celles du shah du Kwarezm (ou Horezm) étaient plus importantes que celles de Gengis Khān selon M. Prawdin (Gengis Khān, Payot 1951). Par ailleurs, la qualité du commandement et de l'encadrement des troupes mongoles, ainsi que la qualité de sa remonte, autorisait le Grand Khān à lancer ses généraux dans des raids de corps d'armée à des milliers de kilomètres de ses bases. Tel le raid fantastique, de plus de 20.000 cavaliers, aux ordres de Djebé et Suboteï, sur plus de 8.000 kilomètres du Khorassan à la Russie par le Caucase, puis retour par l'Oural, de 1221 à 1223 !
 
Fabuleux ! Mais ce ne fut pas une fable, les Russes s'en souviennent encore (12). (Voir Grékov et Jakoubovski, op. cit.) Ce système militaire, construit autour du cavalier nomade, avait comme armement l'arc, le sabre, la lance à crochet, la hache et le lasso. Il avait comme cheval de remonte ce fameux cheval des steppes du Nord (voir chap. II, planche VII) connu depuis le IVe siècle av. J.-C. au modèle si caractéristique : « horizontal Mongol type horse » (13).

A cette remonte de base, s'ajouteront, au cours des conquêtes, des milliers de chevaux de prise - en Chine, au Fergana, en Iran et en Russie méridionale. Durant le régne de Gengis Khān, les transferts de chevaux vers la Mongolie furent considérables. Ils se poursuivirent par la suite par le commerce (route tatare et route de la soie). Le cavalier-l'armement-le cheval : c'est le système d'armes élémentaire que nous avons vu évoluer depuis trois mille ans. A l'époque où nous sommes, dans l'armée du conquérant du monde, il atteint son degré maximal de performance. Cheval exceptionnellement endurant, équitation efficace, en sont les raisons. Parlons d'abord du cheval.

Planche XIX
Cavalier-archer Turko-Mongol XVe siècle.
Remarquez : Le cavalier très au-dessus du cheval. Le siège surélevé et étroit. Le pommeau vertical et très haut. Les bandes d'arçon très longues, surtout en arrière. L'étrier à semelle large.

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L'ÉLEVAGE MONGOL
(14)

« On ne peut rien comprendre aux Barbares de la steppe, à leur supériorité continuelle sur les sédentaires, si l'on ne prend pas conscience du rôle qu'eut chez eux, l'élevage du cheval (15) ». C'est bien pour cela qu'ils méritent le nom de peuples cavaliers par opposition aux peuples sédentaires de la péninsule européenne chez lesquels l'élevage du cheval n'a toujours été qu'une activité secondaire. En effet, ces derniers n'ont élevé le cheval qu'en petit nombre, pour l'usage d'une minorité de la population : les gens d'armes de la société féodale, leurs serfs cultivateurs et les marchands des foires. Par contre, pour soutenir leur mode de vie, les nomades du Nord ont pratiqué l'élevage systématique des chevaux dans ces steppes-prairies, prédestinées à la perpétuation de l'espèce. Hippophages, buveurs de lait de jument, chasseurs et guerriers à cheval, ces nomades de la Yourte ont su élever en grande quantité cet animal qui leur était indispensable. J.-P. Roux (op. cit.) évalue à quatre millions le cheptel chevalin des un million cinq cent mille Hiung-nu au IIe siècle av. J.-C. ! Quoi qu'il en soit, au XIIIe siècle, il ne s'agissait pas d'un élevage sauvage de « cueillette » comme il en existait à la même époque dans les forêts de l'Europe occidentale (voir chap. V). C'était un élevage extensif, sans doute, mais ordonné à une production nécessaire à la vie des familles et des clans. C'est-à-dire un élevage dirigé. Les juments, traites plusieurs fois par jour, étaient, de ce fait, sélectionnées sur leur production de lait, et gardées à proximité du campement, avec leurs poulains et l'étalon du troupeau. Les autres chevaux, réservés à la selle, étaient séparés du troupeau des juments et castrés dans leur troisième année. Un tel système d'élevage en vue de la production laitière et du cheval de selle de chasse, implique :

- la sélection des étalons (ce que confirme la castration) ;

- et des juments bonnes laitières ! (Mais la sélection d'une laitière ne répond pas aux mêmes critères que la sélection d'une jument de course [comme les cinq juments arabes par exemple !].) Il implique aussi des soins particuliers pour la nourriture des mères dans des pâturages réservés (F. Aubin, op. cit.). Ce qui exclut toute idée de faire suivre les armées par des troupeaux de juments. C'est évident et confirmé par les textes (16).
 
Quant aux chevaux de selle en service, ces textes nous apprennent qu'ils étaient gardés dans « l'enclos » ou attachés à « la corde », afin d'être prêts à partir en mission à tout moment (dans l'armée de Gengis Khān, par exemple). Ceci implique qu'ils recevaient une nourriture préparée par l'homme. Il nous est rapporté plusieurs fois que Gengis Khān fit réquisitionner du foin et du grain, lors de ses campagnes. Les chevaux de guerre étaient donc habitués à la nourriture sèche (17)! Bien entendu, dans cet élevage dans les steppes froides, la mortalité des jeunes chevaux devait être considérable. C'est une forme de sélection sur la résistance, première qualité du cheval de guerre. Il va sans dire aussi que, comme dans tous les élevages de type extensif, les non-valeurs étaient nombreuses. Mais les Mongols étaient hippophages... ce qui est un acte de sélection : tuer les ratés pour les manger ! C'est ainsi que l'on peut se représenter l'élevage mongol, en 1210, à la veille de l'invasion de la Chine par Gengis Khān.
 
Contrairement aux nomades cavaliers des steppes semi-arides, obligés de nourrir individuellement leurs compagnons, car sans eux ils n'auraient pu survivre, ceux des steppes-prairies ont produit en masse des chevaux, dont ils ont choisi les meilleurs pour la guerre. On a pu dire que si les Arabes ont « élevé » leur cheval comme un sujet personnalisé, les Mongols ont « cultivé » des chevaux comme objets de consommation (au sens moderne du mot). De sorte que leurs chevaux, d'une grande qualité pour la guerre : sobriété-résistance-endurance, ne furent jamais ce qu'il est convenu d'appeler de beaux chevaux. Contrairement à l'Arabe et au Barbe, on a jamais utilisé le cheval dit Mongol comme améliorateur (18). Cet élevage existe encore sous cette forme (et de petits effectifs) au XXe siècle comme nous le rapporte Mme F. Aubin (op. cit.). Pour être complet, il faut ajouter l'énorme brassage de chevaux qui se fit dans l'empire des Gengis khanides. Pour exemple, citons : en 1215, Gengis Khān s'empara de tous les chevaux des nombreux haras militaires de l'Empire kin (Chine du Nord) (voir Prawdin, op. cit.). En 1220, il conquiert le Khwarezm et remonte sa cavalerie, très éprouvée, de chevaux turcomans-persans-arabes. En 1226, quelque temps avant sa mort, son fils aîné, Djoutchi, fait cadeau à son père de 20.000 chevaux de Russie méridionale. Ce ne sont que des exemples. Or, ce brassage se poursuivra avec les conquêtes de ses successeurs, à l'ouest, à l'est, au sud (Batou, Koubilaï, Houlagou). Il se poursuivra ensuite par le seul fait du commerce. L'empire des Mongols était un espace où les marchandises (et les idées) circulaient.
 
Compte tenu de tous ces faits, peut-on se faire une idée du cheval de guerre de troupe de cette armée ? R. Grousset (le conquérant du monde, planche IV) nous présente une gravure de facture chinoise. Le cheval est du type horizontal, grossier, fort, solide, éclaté, encolure courte, dessus long, il fait 1 m 40. Confirmation nous est donnée de ce modèle par Lefebvre des Noëttes (op. cit., fig. 377) avec une peinture chinoise du siècle de Gengis Khān. Confirmation encore par une peinture de l'époque Yuan du siècle suivant : Gengis Khān à la chasse (19). Par ailleurs, ce cheval a été retrouvé dans les tumuli funéraires de la fin du Ier millénaire de notre ère. R. Glynn (20) en fait la description suivante: « Chevaux de taille et de conformation en tous points semblables à celles de beaucoup de leurs actuels descendants ... Plutôt petit, avec un corps assez long... » Hauteur 143 cm, longueur du tronc 151 cm (c'est un bréviligne), poitrine 176 cm, chevaux massifs très prés de terre, très longs (mesures prises en République kazakh). Mais le meilleur « standard », auquel nous pouvons faire référence, est celui donné par le Pr Diffloth qui a observé ces chevaux dans l'empire des Tsars au début du XXe siècle, dans un écosystème, et une économie très semblables - toutes choses égales par ailleurs - à ceux du XIIIe siècle (op. cit., p. 78, passim). Les chevaux « des Mongols, des Tatars, des Kalmouks (-) c'est-à-dire l'immense partie des chevaux des steppes et des chevaux de cosaques ». « ... atteignent 1 m 35. Ramassés, court jointés, avec le bras fort, l'encolure courte, la tête lourde, ils ont l'oeil vif, une bonne arrière-main, avec les hanches saillantes et la queue bien portée (21). » Voilà ce que l'on peut dire sur le cheval de la cavalerie de Gengis Khān et de ses successeurs (22). Le connaissant, nous pouvons étudier maintenant la technique équestre des Mongols.

L'ÉQUITATION DES MONGOLS

Si les Mongols nous ont laissé de nombreux ouvrages relatant leurs conquêtes, depuis l'Histoire secrète des Mongols au XIIe siècle, ils n'ont rien écrit sur leur équitation. Ceci est conforme à notre thèse sur les peuples cavaliers. Mais cela rend difficile la description, que nous allons tenter, de leur équitation au Moyen Age ! Les iconographies sont rares, les observations des voyageurs, clercs, diplomates ou marchands, sont globales et superficielles. A notre époque, d'autres voyageurs, trop souvent des touristes, sont allés à la recherche de ceux qui, chevaux devant la yourte, attendent le retour de Gengis Khān ! Mais qui vivent désormais dans une société socialiste antinomique du modèle nomade pastoral.
 
Dans ce chapitre, nous empruntons beaucoup au travail de Mme Aubin (23), qui n'est pas une touriste, et qui a cherché à comprendre cette équitation, héritière directe de celle sur laquelle nous enquêtons. Une observation s'impose. L’étude que nous avons faite sur les cavaliers de l'Antiquité nous a conduit à conclure qu'il n'est pas sérieux de parler de cavalerie opérationnelle, avec des chevaux de taille inférieure ou égale à 1 m 31, utilisés sans selle à arçon, ni étriers ! Bien que l'on puisse, dans ce cas, parler d'une équitation de transport et de troupes légères (infanterie montée). Or, nous voici étudiant l'équitation du peuple qui a eu la cavalerie la plus efficace de l'histoire du monde, remontée avec des chevaux dont on situe la taille autour de 1 m 35 ! Alors, quelle est la clé de ce mystère ? L. Gianoli (op. cit.) résume ainsi l'équitation de ce peuple : « ... les Mongols pratiquaient une équitation naturelle, laissant à leurs chevaux la plus grande liberté et un équilibre naturel, ce qui devait permettre ces brusques changements de direction sur une simple impulsion de la jambe et par un léger déplacement du poids du cavalier. » C'est un peu court ! Et c'est faux quant à la jambe. En effet, on est sûr d'une chose : empêchée par le grand quartier de tradition chinoise qui la coupe du contact du cheval, la jambe ne pouvait agir pour animer le cheval. Le mouvement en avant était, est encore, commandé par le fouet qui fait partie du harnachement mongol, qu'il nous faut absolument connaître pour comprendre cette équitation.

La selle (voir planche XX)
 
Dés le VIIe siècle, une peinture du nord du Turkestan chinois (Sin-K'iang)(24) nous montre un cavalier, étrivant court, placé très haut au-dessus de son cheval. (A cette époque, les Arabes étaient montés assis au fond de la selle, étriers longs (voir chap. X). Chose remarquable, cinq siècles plus tard, une peinture chinoise sur soie, de l'époque Yuan (25) nous montre Gengis Khān à la chasse, placé très haut lui aussi au-dessus de sa monture. Celle-ci est un animal bréviligne, très long, de petite taille, puissant, près de terre, encolure courte et renversée, tête au vent, avec une selle à grands quartiers et a bandes d'arçon très longues. Or, cette assiette du cavalier « juché » sur son cheval est une caractéristique de tous les cavaliers de la tradition équestre mongole. On la retrouve jusqu'à notre époque en Mongolie (26), mais aussi au cours des siècles passés dans tous les pays des steppes du Nord, d'est en ouest, jusqu'en Hongrie. En témoigne l'iconographie, indienne, mongole, persane, et hongroise (27). Ces observations sur un millénaire nous donne la clé de cette équitation : le cheval petit et léger est dominé par le poids du cavalier. Sans selle, dans l'Antiquité, l'homme écrasant le dos de son petit cheval n'a guère pu s'en servir au combat, sauf comme moyen de transport. Mais avec une selle qui libère son dos par un siège très haut, et qui répartit le poids du cavalier par des bandes très longues, le vaillant petit animal, équilibré sur les épaules (28) (équilibre naturel) retrouve une locomotion normale. Mis en avant par le fouet, il devient utilisable. Dès lors, toutes ses qualités (endurance, résistance, etc.) peuvent s'exprimer. Et c'est ainsi que ce cheval si laid, devint l'un des meilleurs parmi les chevaux de guerre de troupe. L'importance du harnachement dans un système équestre donné (voir chap. I, note 12) apparaît clairement dans ce cas. Étant admis que la selle des cavaliers de Gengis Khān, toujours en campagne, avait un siège plus confortable (29) que celui de la selle moderne.

Le mors (voir planche XX)
 
Avec cette selle originale, les Mongols ont utilisé (et utilisent toujours) un harnais de tête spécifique, comparable à aucun autre. Le bridon (amgai) n'est pas un filet à canons épais. Il est fait de deux tiges minces et courbes, se reliant dans la bouche (manière mors brisé) et sortant largement des commissures des lèvres, jusqu'à remonter sur les joues. Là, ces tiges s'articulent sur deux anneaux, attachés aux montants. De ces anneaux partent deux rênes, et une longe sur le côté gauche. Cette embouchure a un effet releveur de la tête et renverseur de l'encolure. La tête porte au vent dès que la main agit. Ceci est conforme à l'iconographie, dès le XIIIe siècle, et a été observé de nos jours par F. Aubin (op. cit., p. 137). La conduite, à une main (comme chez tous les peuples cavaliers), se fait sur rênes très courtes, par appui de l'anneau sur la joue du cheval. « ... Les Mongols disent qu'ils dirigent leur monture par une action non pas sur la bouche, mais sur les joues » (ibid.).

Planche XX
Le Harnachement mongol moderne

La selle

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Le mors

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L'équitation

 
Connaissant le harnachement, on peut analyser la technique équestre du cavalier. D'abord l'assiette ? Loin du dos, le cavalier sur des étriers courts, aux larges semelles, se met en équilibre pour les allures vives. L'arcade, ou bate de devant qui est très relevée le retient et l'empêche de mettre trop de poids sur l'avant-main, ce qui serait catastrophique dans cet équilibre naturel sur les épaules. L'arcade, ou bate de derrière, qui est très inclinée, permet au cavalier de s'asseoir, et même de se coucher en arrière : pour ralentir ou arrêter le petit animal (après l'avoir averti de la voix) en lui écrasant l'arrière-main. Le cheval réagissant, après dressage, en engageant ses postérieurs dessous, ce qui permet l'arrêt... Et la conduite ? Les rênes du « bridon » dans une main, le cavalier donne l'indication du changement de direction en appliquant l'anneau du mors sur la joue du cheval. Mais c'est le déplacement du poids du corps du cavalier qui est déterminant, étant donné son importance relative énorme, avec un cheval de 350 kg. Par ailleurs, le bridon mongol n'est pas conçu comme un frein, nous précise F. Aubin (30). L'arrêt se réalise comme nous l'avons dit ci-dessus. En résumé, cette équitation - originale au sens propre - a permis :

- en libérant le dos de la masse importante du cavalier, de rendre au petit cheval des steppes du Nord une locomotion normale ;
   
- en plaçant le poids du cavalier au bout d'un « bras de levier » (la hauteur du siège), de rendre ses interventions, dans les quatre directions, déterminantes pour la conduite. Ainsi, le poids devient l'aide principale, alors qu'en équitation européenne classique, il n'est que « l'aide des aides » ! Ceci explique aussi l'immobilité absolue en selle exigée par cette équitation dans le mouvement sur le droit, comme l'ont dit les cavaliers mongols à F. Aubin.
 
Bien entendu, cette équitation a eu des variantes au cours des siècles et suivant les régions, comme le prouve la planche XIX représentant un cavalier-archer turko-mongol du XVe siècle. En effet, dans l'immensité des empires des Gengis khanides, des Timourides et Mogols, les hordes se recrutèrent largement parmi les peuples soumis, et se remontèrent avec les chevaux de ces peuples. De ce fait, apparaîtront des différences comme, dans ce cas particulier : l'embouchure et le cheval ! Mais l'on observera que selle-étrier-assiette du cavalier... sont strictement conformes à ce que nous avons écrit. Au total, on peut dire que le cavalier mongol, libéré des contraintes de la conduite à la main, a pu utiliser son arme principale, l'arc, dans les meilleures conditions. Ce qui lui a donné la suprématie sur les champs de bataille (voir note 8), dans la cavalerie de Gengis Khān dont l'organisation et la stratégie ont atteint la perfection (31).



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