Denis Bogros
(1927-2005)

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Des hommes, des chevaux, des équitations
Petite histoire des équitations pour aider à comprendre l'Équitation 
(1989)

 CHAPITRE VII

Le changement
Fin des conquêtes des cavaliers nomades
Renaissance de l'équitation européenne


Il était écrit que l'ère des peuples cavaliers se terminerait avec le Moyen Age ou à peu prés et que, dans les Temps modernes, ils seraient à leur tour subjugués par les peuples sédentaires et, singulièrement par ceux de la péninsule européenne. Avec la Horde d'Or s'achève donc l'épopée des cavaliers qui, depuis des millénaires, vinrent par vagues successives - migrations d'abord, invasions ensuite - alluvionner l'Europe et le Maghreb. Elle aura encore quelques développements aux Amériques, bien modestes au regard de l'histoire et sans grande influence nouvelle sur l'équitation. A la fin du Moyen Âge, l'essentiel de l'héritage équestre des peuples nomades a été transmis à l'Europe soit directement telles les montes à la génette et à la cosaque, soit à l'état potentiel comme les courses et la monte a la houzarde (note 27 du chap. VI). Par le biais de l'équitation militaire, cet héritage viendra renouveler l'équitation des chevaliers occidentaux.

Dans cette Europe du XVIe siècle, des forces d'expansion s'étaient accumulées, pendant qu'elle défendait son espace vital contre les assauts des peuples cavaliers. La « Reconquista » achevée au sud, la situation stabilisée dans les plaines orientales par le recul de la Horde d'Or, la puissance ottomane tenue en respect dans les Balkans, la société européenne va « exploser » dans ce que l'on a si bien appelé « la Renaissance » ! Cette renaissance sera, non seulement conquêtes de territoires nouveaux à l'Ouest et à l'Est, mais encore conquêtes des sciences et des arts... de l'art équestre, en particulier.
 
Cette Renaissance de l'Europe fut rendue possible parce que dans quelques foyers d'humanisme, ce renouveau se préparait de longue date. Ce fut, en particulier, dans les régions qui avaient été en contact avec la civilisation arabe, mais aussi, au moins sur le plan équestre, dans celles qui subirent les dominations et les influences des hordes mongoles et des cavaliers ottomans.

C'était Palerme à la cour islamo-chrétienne de ce souverain extraordinaire que fut Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250) : roi de Sicile, empereur du Saint Empire germanique, roi de Jérusalem, (il dirigea la 6e croisade) qui rapporta de Syrie la chasse aux faucons. Écuyer distingué et cultivé, il conseilla son chef des écuries, Giordano Ruffo (1240), dans la rédaction du plus ancien traité d'équitation et d'hippiatrique écrit dans une langue européenne. C'est à lui que Michel Scott, qui vécut à sa cour de 1220 à 1236, a dédicacé sa traduction de l'arabe en latin du livre d'Aristote sur les animaux avec les commentaires d'Ibn Sina (Avicenne). Cette traduction est connue sous le titre : Abbreviatio Avicenne de Animalibus (vers 1230) - en 1235, Frédérik II fit traduire par Théodore (Thaduri), chrétien jacobite d'Antioche, un traité arabe de fauconnerie dans lequel on traite aussi de l'usage du cheval en une telle occasion. On a pu écrire que c'est à la cour de Palerme qu'a commencé réellement la Renaissance italienne ! ...

C'était aussi Naples où Frédéric, en 1224, fonda la première université européenne possédant une charte (selon P.-K. Hitti, op. cit.). Dans cette université, on enseigna pour la première fois, en Europe, les travaux d'Aristote, à travers les commentaires d'Ibn Rochd (Averroes qui passa à la postérité avec le titre de « grand commentateur »). De là, cet enseignement fut transmis aux universités, plus anciennes encore, de Paris et de Bologne. (L'université de Naples compta parmi ses élèves, le célèbre Dr de l'Eglise catholique : saint Thomas d'Aquin.) Dans ce même Naples où déjà, en 1134, sept écuyers byzantins étaient venus apporter la tradition équestre orientale que nous avons étudiée et dont nous connaissons l'origine. Palerme et Naples, les deux centres intellectuels les plus importants de ce royaume de Sicile qui, dès 1291, devenait espagnol (traité de Tarascon), ce qui fit converger, sur cette région privilégiée de l'Europe, un nouveau courant intellectuel, artistique et équestre.

C'était encore Grenade où Ibn Hodeil écrivait en arabe l'un des meilleurs traités d'équitation jamais écrit, dans la deuxième moitié du XIVe siècle.

C'était enfin Lisbonne où le roi du Portugal, Don Duarte, écrivait en 1434 : O-livro da ensynnança de bem cavalgar toda sella, véritable traité d'équitation. Lisbonne, où déjà cinquante années auparavant, Mestre Giraldo avait écrit un livre d'hippiatrie : Livre de Alveitaria.

Cela avait été Cordoue, la grande université arabe et Tolède le centre de diffusion, par lesquels l'Europe reçut tout l'héritage hellénique, commenté et augmenté par les savants arabes et juifs. Mais c'était encore Cordoue en ce XVe siècle où les rois catholiques, Isabelle, reine de Castille et Ferdinand, roi d'Aragon, de Majorque, de Sardaigne et de Sicile, accordèrent leur aide à la téméraire entreprise de Christophe Colomb, alors même qu'ils étaient occupés à la conquête de Grenade, où régnait encore le dernier émir andalou, préoccupés sans doute aussi des visées des princes français contre leur royaume italien. Tout cela nous laisse rêveur et nous fait admirer le dynamisme extraordinaire de cette dynastie espagnole qui menait tant d'affaires, et quelles affaires, de front.
 
Car, et c'est important pour notre sujet, nous ne devons pas oublier que le royaume de Sicile fut l'objet de luttes longues aux multiples revirements entre la maison d'Aragon et la maison d'Anjou aux XIVe et XVe siècles. Ce qui confirme ce que nous avons déjà avancé ci-dessus, à savoir l'influence espagnole, surtout sur le plan militaire et sur le plan hippique, par voie de conséquence. Comment expliquer autrement l'affinité génétique extraordinaire qui se manifesta dès la fin du XVIe siècle entre les étalons napolitains et les poulinières andalouses réunies à Lipizza, sinon que les premiers descendaient des chevaux importés par les Espagnols dés le XIVe siècle ? Ceci apporte aussi une grande vraisemblance à la thèse soutenue par M. John Paget (Année hippique, 1970) selon laquelle le renouveau équestre français avait commencé avant Grisone, avant Pignatelli, Pluvinel et La Broue. Qu'il était sorti du creuset des guerres d'Italie d'où les cavaliers français avaient rapporté une équitation nouvelle, autrement plus fine que celle de la chevalerie ; équitation à « forte influence afro-asiatique et ibère ». Il en voit la preuve dans les documents datés du début du XVIe siècle que sont les tableaux de François Ier et du dauphin François son fils (mort en 1536), représentant, quant au premier, au passage brillant encolure soutenue, mais tête non ramenée. Équitation de conception différente de celle des maîtres cités plus haut - tableaux exposés au Musée condé à Chantilly.

Tout cela est conforme à ce que les grands historiens E. Lavisse et A. Rimbaud ont exprimé, dès 1894, dans leur Histoire générale du IVe siècle à nos jours, tome IV ; « la Renaissance et la Réforme ». Lorsqu'en 1497, l'armée du roi de France, Charles VIII, revint d'Italie, après l'échec de son expédition contre le royaume de Naples, elle précipita le développement de l'influence de la Renaissance italienne. La mort de Bayard, tué en 1524, à la bataille de Sésia par un arquebusier, marqua la fin de la chevalerie, nous l'avons dit. Déjà à Crécy, en 1346, l'infanterie anglaise avait vaincu la lourde cavalerie cuirassée des chevaliers. L'apparition des armes à feu et de l'artillerie, en particulier, sonne le glas de la chevalerie et de son équitation médiocre. Avec le développement de l'infanterie, elles permettront à l'art militaire de l'Europe occidentale de se renouveler.
 
La cavalerie devra, elle aussi, se réformer pour s'adapter aux nouvelles armes apparues sur les champs de bataille européens. Le roi Charles VII - qui fut un bien plus grand roi qu'on ne le dit - en ressentit la nécessité et créa les compagnies d'ordonnance qui marquent le renouveau de la cavalerie (1) en France. Elle va se diversifier peu à peu sous l'influence directe des guerres d'Italie (1494-1559). La création, en 1549, du poste de colonel général de la cavalerie légère montre combien cette influence fut grande. En effet, nous l'avons vu tout au long de cette étude, la cavalerie légère, toujours préférée par les peuples cavaliers, les distingue fondamentalement des peuples sédentaires qui ont toujours eu plus d'inclination pour la cavalerie lourde. Et nous avons dit pourquoi - c'est à l'influence orientale subie directement au cours des campagnes dans la péninsule que nous devons ce changement important. En effet, c'est au cours d'elles que l'armée française s'adjoindra sa première cavalerie légère qui lui faisait défaut. Ce furent ces supplétifs cavaliers, originaires des Balkans où ils avaient lutté contre les Ottomans, que l'on a appelé les estradiots (du grec stratiôtês : soldat). Par la suite, les Français organiseront leurs propres unités de cavalerie légère : les chevau-légers, au nom significatif. Cependant, si les progrès de la cavalerie apparaissent ainsi considérables sur le plan de cette conception nouvelle chez nous, ils seront très lents à s'intégrer à nos moeurs militaires et il faudra attendre le XVIIIe siècle et Frédéric le Grand pour que la cavalerie européenne se renouvelle. En l'occurrence, le milieu militaire n'évoluera que lentement.
 
C'est dans la société civile que l'équitation va prendre un essor nouveau. Mais elle le fera sous une forme toute différente de ce que nous avons vu, jusqu'alors, aux antipodes des critères militaires. Équitation originale, purement esthétisante : ce que l'on a appelé, depuis, la Haute École. Car, libérée des carcans intellectuels, moraux et artistiques qui l'avaient écrasée durant le Moyen Âge, elle saura donner libre cours à son imagination créatrice. S'orientant vers un art renouvelé des Anciens, elle inventera de toutes pièces une équitation purement artistique, sous l'inspiration de l'Italie, point de rencontre de tous les courants. Lavisse et Rimbaud (op. cit.) l'ont dit excellemment : « L'Italie s'était de bonne heure affranchie de la discipline rigide et des cadres étroits inspirés à l'individu par le Moyen Âge... Les expéditions de ses cités maritimes, le commerce des civilisations byzantine et arabe lui avaient donné la notion claire des choses lointaines... »

Nous sommes à la fin que les historiens ont fixé officiellement au Moyen Âge et nous terminons ici l'étude de l'histoire ancienne de l'équitation
 
En 1440, Gutenherg invente l’imprimerie et désormais, nous pourrons suivre l’évolution de notre art par les nombreux traités que les maîtres écuyers européens vont publier. En 1445, tirant les conséquences des désastreux combats des chevaliers durant la guerre de Cent Ans, Charles VII organise les compagnies d'ordonnance. Cavalerie de quinze compagnies, comprenant cent lances chacune, soit six hommes d'armes cavaliers par lance : au total, quelque six cents cavaliers par compagnie. En 1453, les musulmans, qui depuis des siècles avaient échoué avec leur cavalerie, prennent Constantinople après la préparation d'une énorme artillerie composée de 56 canons et 13 bombardes. En 1492, les rois catholiques s'emparent de Grenade, la reconquête est terminée. La même année, pour leur compte, Christophe Colomb découvre l'Amérique où les conquistadors importeront les chevaux et la monte à la génette... Mais ceci est une autre histoire (2). Les invasions des peuples cavaliers sont pratiquement terminées. Les Cosaques maintiennent en respect les derniers Khans Mongols au-delà du Don paisible... Certains envisagent déjà de partir à la conquête de la Sibérie. (L'Ataman Iermack franchira l'Oural en direction de l'est en septembre I551.) L'Europe a trouvé ses frontières. Elle est européenne - et ce seront des contingents de toutes ses régions qui iront, en 1683, au secours de Vienne assiégée par les Ottomans, les derniers des Orientaux qui s'attaqueront à l'Europe. Le capitaine anglais Bierley ramènera de cette campagne un cheval turc qui deviendra l'un des trois étalons-péres des Pur-Sang anglais !... Mais ceci est encore une autre histoire, celle du cheval de race et des courses.




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